vendredi 11 septembre 2015

L' « État captif » contesté : Chişinău, le 6 septembre 2015

Après le 5 avril, le 3 mai et le 7 juin, ce dimanche 6 septembre plusieurs dizaines de milliers de Moldaves participaient à un meeting de protestation contre la corruption, conspuaient le gouvernement et exigeaient la démission du président de la République, la dissolution du Parlement, de nouvelles élections, etc.
Ils répondaient à l’appel de la plateforme Dignité et liberté (DA) une structure qui se veut ouverte, non affiliée politiquement, coordonnée par un groupe d’initiative, fondée le 24 février de cette année. A la question de savoir pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et déployer une stratégie politique, un des fondateurs, Igor Boţan, répondait par exemple : « Ecoutez, je suis un citoyen et, par mon propre exemple, j’entends inviter les autres à procéder comme moi »http://www.noi.md/md/print/news_id/68240. Par ailleurs, cet analyste politique se déclare partisan d’une Moldavie indépendante dans le cadre de l’Union européenne. Cependant, d’autres leaders rappellent que la plateforme, tout en demeurant civique, a forcément des potentialités politiques.

A l’occasion de  ce rassemblement, une nouvelle proclamation a été votée réitérant les demandes déjà formulées pour délivrer l’État de la mainmise de l’« oligarchie criminelle ». Deux termes reviennent dans ce discours. Celui de stat captiv, « État captif » et celui de izbăvire, du verbe a izbăvi, mot rare en roumain qui veut dire « se délivrer », « se débarrasser » d’un mal, d’une maladie ou encore de ses péchés et obtenir ainsi le pardon.  Une des rares personnalités politiques acclamées par les manifestants, Maia Sandu, ministre de l’Enseignement depuis 2012 et jusqu’au 30 juillet, estimait par exemple le 24 avril, donc à un moment où elle faisait partie du gouvernement, que « la Moldavie est un Etat captif » et que « nous n’avons pas d’institutions de droit, on dirait que nous sommes tombés dans un comma profond » (http://www.jurnaltv.md/ro/news/2015/4/24/sandu-moldova-este-un-stat-captiv-10116655/
A Chişinău, parallèlement au rassemblement de la place de la Grande Assemblée nationale, un tout petit cortège s’est formé à l’appel de l’Antifa et a tenté, sous la direction de l’ancien député communiste Grigore Petrenco,  d’investir la Procurature générale. Une vingtaine de personnes s’est retrouvée devant trois fois plus policiers qui ont procédé à des arrestations. Ces manifestants, qui avaient déjà fait parler d’eux lors d’une action de solidarité avec les insurgés du Dombas devant l’ambassade de l’Ukraine à Chişinău http://www.courrierdesbalkans.fr/bazar/blogs/l-en-dehors-balkanique-o-le-blog-de-nicolas-trifon/blog-o-fascisme-et-antifascisme-en-moldavie-sur-fond-de-guerre-en-ukraine.html se réclamaient aussi de la lutte contre la corruption.

La mobilisation assez exceptionnelle à laquelle on a assisté dimanche a eu droit à deux analyses et prises de position qui indiquent l’embarras suscité par le message délivré par les manifestants et leurs porte-parole.
Sociologue et géopoliticien roumain assez réputé, longtemps conseiller du gouvernement de l’Alliance pour l’intégration européenne (AIE), nationaliste, partisan de l’union avec la Roumanie, Dan Dungaciu est formel : « Une telle manifestation de protestation sans leader, qui aspire, quoi qu’en disent  ses organisateurs, à devenir un parti, présente un profond handicap. » http://www.timpul.md/articol/dan-dungaciu-razboiul-fara-invingatori-de-la-chisinau--protestul-are-lideri-dar-nu-are-lider-78888.html
 Il attire l’attention notamment sur le fait que, par rapport au soulèvement du 7 avril 2009 qui avaient provoqué la chute des communistes, peu de jeunes participent à ce mouvement justifié, certes, en raison du comportement et des erreurs des gouvernants mais dont le radicalisme ne laisse pas de place au dialogue. Sont dénoncés par les manifestants pêle-mêle l’ancien Président Voronin, le libéral Vladimir Filat de l'AIE, l’oligarque  Victor Plahotniuc, « patron » du Parti démocrate, le leader de ce parti affilié à l’Internationale socialiste Marian Lupu, Igor Dodon du Parti des socialistes, etc. Enfin, il déplore l’« expulsion » de la Roumanie, de ses symboles, l’événement lui apparaissant comme très « moldovéniste », et les ouvertures vers les partis favorables à Moscou.

Universitaires et chercheurs en sciences sociales, estimant que la réunification avec la Roumanie est un « projet périmé » http://www.courrierdesbalkans.fr/articles/l-unification-de-la-moldavie-a-la-roumanie-vu-sous-une-perspective-de-gauche.html
Petre Negură et Vitalie Sprînceană se sont exprimés et ont pris position sur Platzforma, un site qui publie d’excellentes analyses critiques mais dont l’audience est très limitée en Moldavie. Ils se montrent impressionnés par la capacité de mobilisation de la plateforme DA, par le capital politique accumulé, tout en insistant sur l’absence d’un programme politique alternatif. Leur intervention est intitulée : « La démission, très bien, et maintenant que fait-on ? » Par rapport aux manifestations organisées par la plateforme DA, il n’y a plus de slogans « à caractère ethniciste et géopolitique », se félicitent-ils, tout en estimant que, malgré les efforts des organisateurs pour placer à la tribune quelques russophones, le rassemblement était trop « monoethnique et monolingue ».http://www.platzforma.md/demisia-bun-si-ce-facem-mai-departe/
Après avoir exprimé quelques réserves à propos de l’engouement des participants pour les animateurs d’un programme humoristique de la télévision, véritables mascottes de la plateforme DA, Petre Negură et Vitalie Sprînceană suggèrent aux organisateurs de la plateforme de s’inspirer en matière de transparence des pratiques des mouvements socio-politiques Podemos et Syriza. Enfin, à propos du groupe conduit par Grigore Petrenco qui n’était pas bien venu au rassemblement et qui c’est dirigé vers la Procurature, ils déplorent le fait que « la droite et la gauche n’ont pas été côte à côte dans cette manifestation contre des injustices qui affectent tout le monde ».
A vrai dire, si cette assimilation des dizaines de milliers de participants à la droite est sans doute abusive, la question des Moldaves favorables à Moscou et d’une grande partie des russophones ne saurait être éludée.
L’action certes très minoritaire du groupe Antifa prend une autre dimension une fois associée à la position défendue par les partis liés à Moscou, qui s’insurgent aussi contre l’Etat captif et entendent à leur tour tirer profit des protestations qui ont lieu dans le camp des pro-européens. Les déclarations du leader du Parti des socialistes, la première formation politique du pays à l’issue des dernières élections, à l’occasion de la 24e anniversaire de l’indépendance, ne laissent pas de doute. Après avoir dit que la Moldavie a besoin d’un Lukatchenko ou d’un Poutine, il a rappelé que « son parti veut aussi des élections anticipées et appelle à la lutte contre les oligarques auxquels il ajoute partisans de l’union avec la Roumanie. http://unimedia.info/comunicate/republica-moldova--stat-captiv-si-ruinat-8291.html  Inutile de préciser que les oligarques joue un rôle non négligeable dans ces partis soutenus par ailleurs par Moscou, mais aussi que nombre de leurs électeurs sont indignés, à juste titre, par le comportement prédateur du gouvernement actuel, et entendent exprimer publiquement leur mécontentement.
Le rassemblement des manifestants se réclamant de l’Union européenne et de ses valeurs contre le gouvernement actuel, troisième édition de l’Alliance pour l’intégration européenne, a eu assez peu d’écho en Europe et en Roumanie.  L’agence Tass signale, en revanche, en référence à une déclaration du porte-parole de la présidence de la Fédération de Russie, que Vladimir Poutine est informé sur les événements. « Le Président suit, bien entendu, ce qui se passe dans ce pays. Nous suivons avec attention la situation en République de Moldavie », a-t-il déclaré

Par conséquent, la menace d’une récupération par les formations favorables à Moscou et à l’Union douanière de la contestation qui a lieu en ce moment à l’intérieur des partisans de l’UE existe aussi, et risque de peser sur les actions à venir de la plateforme DA. D’une manière quelque peu anecdotique, le site PaginadeRusia.ro suggère le caractère à la fois atypique et paradoxal de ce mouvement dans la présentation de l’article qu’il lui consacre : « un des plus amples mouvements de protestations de la République de Moldavie, initié par une ONG, Dignité et vérité, a demandé la démission de l’Etat moldave tout entier. Pratiquement, il ne reste pas une seule institution étatique qui ne fût atteinte par la plus intransigeante des revendications : la Démission. » http://www.paginaderusia.ro/chisinau-cine-sunt-oamenii-din-spatele-miscarii-care-a-cutremurat-statul-moldovean/
Nicolas Trifon
9 septembre 2015


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire