vendredi 8 mai 2015

La comtesse, les gardistes et le conducător : Bucarest, Athénée Palace, juin 1940-janvier 1941



La traduction en français du livre de la comtesse R. G.  Waldeck paru aux Etats-Unis en 1942 au lendemain de son séjour à Bucarest qui a eu lieu entre juin 1940 et fin janvier 1941, pour le compte de l’hebdomadaire Newsweek, surprend à plus d’un titre[1]. L’image de la Roumanie qui en ressort est plus proche de celle que l’on cultive volontiers dans ce pays notamment depuis la chute du communisme que de celle, moins gratifiante, véhiculée en France à propos du comportement attribué aux Roumains à la veille et pendant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à d’autres observateurs étrangers de passage en Roumanie au même moment, tel Curzio Malaparte[2], notre auteure manifeste une empathie non dissimulée pour ces « Roumains [qui] ont une extraordinaire capacité d’encaisser les coups du sort tout en restant détendus. Ils tombent gracieusement, tout en douceur et en souplesse, comme le peuvent seulement ceux qui sont entraînés à tomber » (p. 306). En effet, les mauvais coups du sort se sont accumulés au cours de ces sept mois : la Bucovine et la Bessarabie sont occupées en juin par l’URSS suite au pacte germano-soviétique, le nord de la Transylvanie est cédée à la Hongrie par le traité de Vienne en août, le sud de la Dobroudja passe sous contrôle bulgare en septembre, tandis que le cycle des violences atteint des sommets avec les assassinats perpétués par les « gardistes » (membres de la formation fasciste Garde de Fer/Mouvement légionnaire plus connus sous le nom de légionnaires) contre leurs adversaires politiques et leurs compatriotes de confession juive.

De surcroît, la comtesse Waldeck fait preuve d’une attitude plutôt compréhensive, sans doute choquante pour certains, vis-à-vis des principaux acteurs du jeu politique particulièrement tortueux et riche en rebondissements pendant cette période : le roi Carol II, contraint d’abdiquer le 6 septembre 1940, et son amante Elena Lupescu qui le suivra en exil, les gardistes, entrés en force à la mi-septembre dans le nouveau gouvernement, après avoir été durement réprimés sous Carol II, et le général Antonescu, le conducător qui finira par triompher en écartant les 21-23 janvier 1941 ces anciens alliés après les avoir utilisés, en les laissant installer un régime de terreur dans le pays. Les faits et gestes de ces personnages, de sinistre mémoire, sont reconstitués à partir des informations disponibles, des innombrables ragots et rumeurs recueillis dans le bar, le salon de coiffure et les couloirs de l’hôtel Athénée Palace (aujourd’hui Hilton) situé au centre de la capitale à deux pas du palais royal. L’impression qui se dégage du récit et des propos de l’auteure et de ses interlocuteurs, des officiels allemands haut placés, est que l’issue des multiples manœuvres des uns et des autres était inéluctable : suite à la capitulation en juin 1940 de la France, son allié traditionnel, la Roumanie n’avait pas d’autre choix que de s’aligner sur l’Allemagne nazie et d’entrer à ses côtés en guerre contre l’URSS en juin 1941, ce qui lui vaudra le statut de pays vaincu en 1945. Il n’est d’ailleurs pas fait état d’une quelconque opposition crédible à cette option, même pas de la part  des leaders des partis national-paysan (Iuliu Maniu) et libéral (Gheorghe I. Bratianu) mis sur la touche depuis l’instauration de la dictature royale le 10 février 1938 (p. 123, 307).

Les failles du Nouvel Ordre européen
L’intérêt du livre résulte surtout du fait qu’il est paru en 1942, peu après les événements évoqués, événements décisifs pour l’histoire roumaine et qui ont également pesé sur le déroulement du conflit mondial : on apprend « en direct » ce que savaient, ce que disaient, ce que pensaient les uns et les autres. Par exemple, les informations fournies, sans aucune emphase, sur la législation raciale adoptée en août 1940, sous Carol II, et les massacres à caractère antisémite dans le contexte d’extrême violence de l’époque nous apprennent que ces actes étaient de notoriété publique et ne suscitaient pas de protestation notable.
La personnalité atypique de l’auteure est aussi pour quelque chose dans l’intérêt que présentent les analyses politiques parfois passionnantes qui ponctuent son récit et les conversations - souvent assez insipides et marquées par l’esprit de l’époque - rapportées.

Née en 1898 à Mannheim dans une famille de banquiers de confession juive dont elle s’émancipe assez vite, Rosie Goldschmidt (puis Waldeck, du nom de son troisième mari, un compte allemand) s’installe aux Etats-Unis en 1931 où elle publie un livre de mémoires et poursuit son travail de journaliste. Diplômée en sociologie à Heidelberg en 1920, suspectée à un moment donné d’espionnage, elle est une libérale, bien que critique à l’égard des libéraux américains (de son temps) qu’elle taxe d’angélisme, adversaire résolue du totalitarisme (en Allemagne et en Italie, mais aussi en Russie, pays où elle a séjourné quatre mois en 1928) parce qu’attachée au concept de liberté personnelle (p. 312).  Allergique aux révolutions, elle explore avec méthode toutes les voies imaginables pour faire barrage à la montée en puissance de l’Allemagne nazie, pour déceler les facteurs qui rendent illusoire à terme le triomphe d’un « monde fabriqué par Hitler ou façonné selon Hitler » (p. 124). 
« Quand j’arrivai à l’Athénée Palace par cet après-midi torride de juin 1940 en tant que journaliste américaine, écrit-elle au début du livre, je pressentais depuis un bon moment qu’Hitler risquait non seulement de gagner la guerre, mais  qu’il pourrait bien gagner la paix et organiser l’Europe. En quittant l’Athénée Palace, j’étais convaincue qu’Hitler ne pourrait ni gagner la paix, ni organiser l’Europe » (p. 17). 

Tout au long du livre se succèdent arguments et démonstrations qui plaident en faveur de cette conclusion. Sa démarche est pragmatique avant tout. « Pour la grande majorité des peuples européens, la liberté n’était d’aucune utilité. Mais il n’en allait pas de même pour l’indépendance nationale » (p. 260), fait-elle remarquer à partir de l’analyse réaliste de la situation en Roumanie, pays dont l’échiquier politique était dominé par des partis et mouvements de droite et d’extrême droite a priori favorables à l’Allemagne nazie mais qui s’en méfient dès lors que leurs objectifs nationaux semblent contrariés. Ce qui intéresse l’auteure c’est de relever les contradictions quasi insurmontables entre ces forces politiques, d’une part, et, d’autre part, entre chacune d’entre elles et l’Allemagne nazie. Ce genre de contradiction, estime-t-elle, finira par mettre en échec tôt ou tard le Nouvel Ordre européen promu par les nazis. Au cœur de sa démonstration, les différences entre les « gardistes », qui sont des révolutionnaires à ses yeux, et les partisans du conducător, le général Antonescu, conservateurs et épris d’ordre à tout prix. Dans le même temps, d’un côté comme de l’autre, sous des formes différentes mais pour des raisons similaires relevant de l’idée qu’ils se font de la nation et de leurs propres intérêts, la confiance dans le puissant protecteur recherché est très limitée.

« Le fascisme roumain ne pouvait pas fonctionner sous l’égide de l’Allemagne car, avec la révolution gardiste, une vague d’égoïsme nationaliste inconcevable pour un régime bourgeois avait déferlé sur la Roumanie » (p. 257), écrit-elle pour conclure plus loin, à propos de l’éviction finale des gardistes par Antonescu, sur un constat assez surprenant, puisqu’il s’agissait a ses yeux du « premier régime fasciste à s’écrouler en Europe, et dans un pays sous la protection des Allemands (p. 302)
En insistant sur le fait qu’Antonescu fût le principal artisan de l’élimination des gardistes, cette auteure pourrait donner l’impression de conforter la thèse révisionniste qui fait d’Antonescu, sinon le sauveur du pays, le moindre mal en quelque sorte en comparaison avec les gardistes, et la terreur exercée par cet « ordre religieux » criminel aux accents bolcheviques (p. 31), et suggère la réhabilitation du conducător [3]. Rien n’est moins sûr : si le conducător l’a emporté, c’est parce qu’il correspondait le mieux aux intérêts des nazis qui avaient besoin d’ordre dans ce pays, « cinquième producteur mondial de pétrole et deuxième en Europe » (p. 256). Les arguments de l’auteure sur ce point sont plus que convaincants, notamment s’agissant des protestations formulées par les officiels nazis à propos de l’accélération de la déjudéïsation entreprise par les gardistes qui désorganisaient l’économie roumaine provoquant ainsi un sérieux manque à gagner pour la poursuite de la guerre par l’Allemagne (p. 121, 189 et 214).
En règle générale, tout en se laissant aller à certaines considérations qui peuvent laisser dubitatif le lecteur par leur côté spéculatif, l’auteure fait preuve d’un sens critique très aigu à propos des réalités roumaines de cette époque. Par exemple tout en déplorant les injustices subies par la Roumanie  privée du nord de la Transylvanie au profit de la Hongrie et des deux régions occupées par l’Armée rouge, elle fait remarquer que :
« L’importante communauté urbaine juive de Transylvanie forcée, hélas, de choisir entre l’antisémitisme roumain et l’antisémitisme hongrois, préférait l’antisémitisme hongrois » (p. 126).
« Bien que les gouvernants roumains de tous bords aient toujours voulu l’ignorer, il était évident qu’une grande partie de la paysannerie et du prolétariat urbain de ces deux provinces roumaines se préparait  à accueillir les Soviets comme leurs sauveurs. » Les Roumains « avaient traité ces provinces récemment annexées comme des colonies » (p. 90-91).

Nicolas Trifon
décembre 2014-janvier 2015


[1] Athénée Palace, comtesse R. G.  Waldeck ; trad. de l’anglais et préf. Danièle Mazingarbe, Paris : éditions de Fallois, 2014, 315 p.
[2] A force de jouer sur deux registres, le romanesque et le documentaire, C. Malaparte a légué à la postérité des descriptions dantesques fort évocatrices mais dont l’authenticité n’est pas toujours certaines selon ses biographes (Maurizio Serra et Giordano Bruno Guerri). Il en va ainsi de la présentation dans son roman Kaputt (paru en 1944) des exactions et crimes antisémites commis à Iaşi en juin 1941 dont le contenu est différent de la correspondance sur le même sujet qu’il a publiée deux ans plus tôt dans Corriere della Sera. En revanche l’Athénée Palace de la comtesse Waldeck est conçu en sorte que le lecteur peut assez facilement faire la part de ce qui relève de la chronique mondaine, de l’analyse politique et du document historique.
[3] Les velléités de réhabilitation d’Antonescu, qui apparaissent déjà sous Ceauşescu pour occuper le devant de la scène au lendemain de la chute du communisme, ont été mises en veilleuse depuis les injonctions de l’UE. Quant au noyau dur du fascisme roumain de l’entre-deux-guerres, il ne représente plus grand-chose politiquement de nos jours. Il n’en va pas de même  de la mystique nationale incarnée par les légionnaires et de ce curieux mélange d’anachronismes propres à la religion orthodoxe et de rancœurs d’un peuple qui se sent laissé-pour-compte de l’Histoire sur lequel ils s’appuyaient. Nous avons là de « références » qui continuent de hanter l’imaginaire politique roumain.

Un nationalisme banal : le moldovénisme


Première réflexion que l’on se fait en lisant le premier des cinq chapitres du livre de Julien Danero Iglesias, celui consacré au volet méthodologique du sujet traité, à savoir Nationalisme et pouvoir en République de Moldavie (Editions de l’Université de Bruxelles, 2014, est que rien ne saurait résister de nos jours à la théorie critique du nationalisme quelle qu’en soit la forme de manifestation. Les francophones et surtout les anglophones, ils sont tous là à fournir des arguments les uns plus ingénieux et irréfutables que les autres : G. Hermet, A.-M. Thiesse, E. Hobsbawm, B. Anderson, R. Brubaker… Décidément, ce que d’aucuns ont appelé le « second printemps des nations » au lendemain de l’implosion de l’URSS[1] et de la Yougoslavie est arrivé à un moment où l’appareil critique à même de déconstruire la notion de nation et celles appartenant à cette famille lexicale était déjà bien en place et ne semblait plus pouvoir faire l’objet de réfutations majeures. Evidemment, cela n’a pas empêché les nationalismes de se manifester au grand jour ni d’en limiter les dégâts, notamment en matière de diversion, en Moldavie  ex-soviétique comme ailleurs.

L’intérêt pour la Moldavie passe trop souvent par la Transnistrie, ce « musée du communisme » qui passionne les amateurs d’exotisme, fait remarquer en le déplorant JDI dans son Introduction (p. 11). Il n’empêche que, en matière de communisme anachronique, la Moldavie n’est pas tout à fait en reste, et ce n’est pas le moindre mérite de JDI que d’éviter soigneusement le piège de la caricature quand bien même certains aspects de la réalité politique de ce pays s’y prêtent. C’est d’un « nationalisme banal »[2] que traite son livre, tel qu’il ressort du discours politique présidentiel puis partidaire tout au long des années 2000 étudié dans le détail dans les troisième et quatrième chapitres. Le deuxième chapitre revient sur le passé tsariste et soviétique de la Bessarabie depuis 1812, interrompu par son appartenance à la Roumanie pendant l’entre-deux-guerres, tandis que le troisième porte sur les années 1990.
Le secrétaire général du Parti des communistes de la République de Moldavie et président de la République entre 2001 et 2009 Vladimir Voronine, d’une part, et le moldovénisme, d’autre part, sont au centre de la démonstration de JDI, même s’ils sont étudiés en parallèle avec le dirigeant du  Parti libéral et président intérimaire de la République entre 2009 et 2010 Mihai Ghimpu, d’une part, et le roumanisme, d’autre part. En effet, c’est la personnalité de Voronine et l’importance acquise par le moldovénisme qui dominent pendant la période analysée.

La démarche de JDI est exemplaire dans ce sens  qu’il ne s’abat jamais des limites qu’il s’est imposées : ne pas dénoncer mais tout simplement montrer le nationalisme tel qu’il se donne à voir, et s’en tenir exclusivement au discours qui s’en sert comme instrument de légitimation politique (p. 43). Les (maigres) références intellectuelles du modovénisme[3] sont tout simplement rappelées, tandis que l’accent n’est pas mis sur les incohérences et les contradictions (nombreuses et flagrantes) qui le caractérisent. Le moldovénisme est ce que Voronine en dit dans la série d’allocutions commémoratives prononcées pendant son mandat présidentiel, de la même façon que le roumanisme est ce que son successeur en dit en pareilles circonstances. En envisageant de la sorte le nationalisme à l’œuvre en Moldavie sous ses deux formes concurrentes, moldovéniste et roumaniste, l’auteur arrive à en dégager un certain nombre de traits objectifs significatifs difficilement contestables.

De toute évidence, la construction du passé dans le discours de Ghimpu est l’inverse de celle de Voronine, ce qui est négatif dans un cas devient positif dans l’autre (p. 151). Ceci n’empêche le moldovénisme de l’un et le roumanisme de l’autre de relever en égale mesure d’un nationalisme se référant à une nation construite ad hoc,  ad hoc, « pour cela », c’est-à-dire fondé sur une nation adaptable à tous les niveaux de contextes, pour asseoir la légitimité de celui s’en réclame et susciter l’adhésion du public (p. 200). Voronine, par exemple, passe systématiquement sous silence les périodes qui fâchent : aucune mention, négative ou positive, n’est faite de la période de l’inclusion de la Moldavie dans la Grande Roumanie, note JDI (p. 133). Dans les discours prononcés à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance le 27 août, il dresse un tableau noir de la responsabilité des « élites » moldaves accusées de s’être emparées du patrimoine national tout au long des années 1990, tout en rendant hommage à la fermeté et à l’intelligence des deux présidents de la République pendant cette période. Paradoxe ? Non, fait remarquer JDI, puisque Snegur et Lucinski étaient présents dans la salle lors des célébrations des dix et quinze ans de l’indépendance en 2001 et 2006 (p. 132-133). Les tentatives allant dans la même direction de Ghimpu, qui tout en insistant sur le passé roumain des Moldaves se garde bien de se prononcer pour la réunification avec la Roumanie (p. 152), n’ont pas manqué non plus, mais ont rencontré moins de succès en 2010 (p. 153). En règle générale, il ressort de l’analyse des discours commémoratifs que le président intérimaire est moins habile que celui qui l’a précédé, même si dans les deux cas « le contexte immédiat influence la construction discursive de la nation moldave et le contenu de l’idée de nation , sorte de coquille vide qui se remplit au gré des intérêts de celui qu l’énonce » (p. 150).
Certes, Ghimpu parle tout le temps de « citoyens » et inclut donc tous les Moldaves, quelle que soit leur nationalité, mais il n’aborde jamais la question des minorités.  Si le mot citoyen est quasiment absent chez Voronine (p. 157), la position de ce dernier est plus complexe. « La conception de la nation moldave du président, écrit JDI, est inclusive même si l’exclusion n’est jamais loin. » (p. 139) Les formules chocs utilisées au fil des discours sont nombreuses et insistantes : « peuple de Moldavie », « notre peuple », « peuple polyethnique », « population polylingue », « notre peuple entier », « peuple moldave multinational », « peuple soviétique entier » (s’adressant aux vétérans moldaves de la Seconde Guerre, p. 146), « peuple de Transnistrie », entendu comme une « composante formatrice de la statalité » (ce relève de l’Etat) au même titre que « peuple de Gagaouzie » (p 140). Aussi, JDI attire-t-il l’attention sur l’ambiguïté de ces formules : « en prônant l’unité et en appelant les « Moldaves », les « Russes », les « Ukrainiens », etc., à vivre sous le même toit, il reconnaît implicitement que ces « nationalités » existent et désignent des « peuples » différents. (p. 139).
Nicolas Trifon
2 avril 2015


[1] En référence aux révolutions de 1848 surnommées le « printemps des peuples ». Cf. Le second printemps des nations : sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute-Silésie, Biélorussie polonaise) Estonie, Moldavie, Kazakhstan, dir. Wanda Dressler, Bruxelles : Bruylant, 1999.
[2] Ce terme est emprunté à M. Billig, auteur de Banal nationalisme, Londres : Sage, 1995
[3] Il s’agit notamment du livre de Vasile Stati Istoria Moldovei (Chisinau : Vivar.)

La musique tzigane est-elle vraiment tzigane ?



Dans un ouvrage consacré à la musique dite tzigane ou lăutărească (du roumain lăutari : ménétriers, violoneux) paru il y a déjà une bonne dizaine d’années et que je viens de découvrir avec bonheur, Speranţa Rădulescu se propose de répondre à une question qui n’a rien de paradoxal malgré l’impression que pourrait laisser la manière dont je viens de la formuler. Dans un premier temps, au tout début du livre, elle rapporte la réplique donnée par son vieil ami Emil Mihaiu, violoniste réputé, à une personne d’ethnie rom qui soutenait qu’il n’existait pas de musique tzigane : « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Si les Tziganes n’avaient pas leur musique bien à eux, cela signifierait qu’ils n’existent pas, puisque à ce que je sache un peuple ne peut pas exister sans culture… Et si les Roms n’existaient pas, qui représenterez-vous au Parlement ? »[1]
Le personne apostrophée, dont le nom n’est pas précisé, est le sociologue et, en ce temps, député de la minorité rom Nicolae Gheorghe[2].
A première vue, c’est le virtuose de la musique tzigane qui aurait raison, et l’intellectuel et politique rom qui aurait tort.  En réalité, plus on avance dans le livre plus la réponse devient problématique.
Musicologue très estimée pour ses travaux sur les musiques traditionnelles des campagnes roumaines, Speranţa Rădulescu a joué un rôle de premier plan au Musée du paysan roumain fondé par Horia Bernea en 1990. Tout au long de sa carrière, elle a découvert, accompagné et produit nombre de groupes et artistes devenus célèbres, tel celui de Clejani, appelé ensuite Le taraf des haïdouks. Son livre se présente sous la forme d’une série de considérations suivie d’un corpus d’entretiens ou causeries avec des musiciens roms ou considérés comme tels, dont le public est constitué par des communautés roumaines et roms, qui ont été  réalisés entre 1998 et 2003. Pas plus du volet théorique que des propos des principaux intéressés, il ne ressort de réponse tranchée à la question de l’in/existence de la musique tzigane. « Les Tziganes, conclut-elle, ne peuvent pas dire avec certitude si la musique tzigane doit ses traits caractéristiques au fait que les musiciens qui la créent et la véhiculent sont roms ou au fait qu’ils sont des professionnels. Dans les causeries, la balance pend d’un côté, puis de l’autre, s’équilibre, se déséquilibre à nouveau, sans jamais atteindre une stabilité porteuse de certitudes » [p. 42]. 
Pour ce qui est de l’approche à partir de l’ethnomusicologie et de l’anthropologie culturelle, l’auteure insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de sciences « dures » mais de disciplines. La première ne saurait fournir des formules et des thèses valables indépendamment du temps et de l’espace alors que les « vérités » de la seconde ne sont pas les faits et les phénomènes mais les représentations que les hommes qui vivent en relations avec ces faits s’en font [p. 15, 16].
Qui plus est, elle se réfère exclusivement à la musique des Roms musiciens professionnels ou semi-professionnels, descendants des esclaves (robi) du roi, catégorie ayant joui d’une certaine liberté par le passé, intégrés socialement et parfois « roumanisés » ; on connaît très peu de choses, en revanche, rappelle-t-elle, sur la musique vocale non accompagnée par de vrais instruments, pratiquée dans un cadre familial par des Roms récemment sédentarisés [p. 14-15, 19].

La seul enseignement que le lecteur peut tirer tant des affirmations de l’auteure que des propos des musiciens lors de ces causeries est qu’il s’agit avant tout d’un style tzigane : vigoureux, rythmé, en permanent mouvement…, et que les Roms accordent une place importante à l’interprétation et à l’improvisation. Mieux vaudrait, fait-elle remarquer, ne pas séparer les questions « Qui créé la musique ? » et « Qui l’interprète, qui la véhicule ? » Au  fond, on ne sait pas avec précision ce qui est relevant pour ceux qui produisent et ceux qui consomment ce genre de musique [p.20].
« Les ressemblances entre leur musique et la musique des « autres » (des Roumains surtout) mettent les Tziganes dans une situation proche de celle du néophyte qui se voit obligé de décider si une langue romane du sud du Danube est un dialecte de la langue roumaine ou une langue distincte. Sa décision, comme toutes les décisions relevant de l’identification discriminante, dépendra du degré d’instruction mais aussi de ses intérêts. Par exemple, s’il est un bon Roumain, notre citoyen imaginaire dira que l’aroumain c’est du roumain, même si l’aroumain ne lui semble pas être une langue familière et indépendamment de l’opinion des spécialistes en la matière. » [p. 39-40].

En fin du compte, estime S. Rădulescu, on parle de musique tzigane ou non selon que l’on met l’accent ou non sur les différences qui la caractérisent. Cette question se recoupe avec celle, autrement plus complexe, de savoir qui est rom et qui ne l’est pas. Elle met à un moment en exergue la réaction indignée d’un de ses interlocuteurs : « Nous sommes des Tziganes, pas des Roms comme ceux que l’on voit à la télé en train de voler ! » [p. 60]. A elle seule cette réaction indique la complexité de la situation. Rappelons que nombre  des musiciens qui ont participé aux causeries suscitées par l’ethnomusicologue avec la participation de plusieurs confrères ne parlent plus le rom, ce qui ne semble pas les inquiéter outre mesure à quelques exceptions près cependant [p. 64]. Ces musiciens « traditionnels » sont en revanche très inquiets vis-à-vis de la révolution qui vient d’avoir lieu en matière d’instruments musicaux, de plus en plus puissants, qui marginalisent leur savoir-faire, et de l’apparition d’un nouveau genre, dit manele en roumain, dont le « message » - plus agressif, reproduisant à l’excès le modèle dominant où l’argent est roi -, comme  la mélodie, d’inspiration macédonienne, turque ou arabe leur sont étrangers. Dans plusieurs de ces causeries, ils évoquent avec tristesse la dégradation de leur situation, la difficulté de s’adapter au nouveau cours et la nécessité d’exercer des métiers moins « nobles » pour survivre.
Enfin, sur la perception des Roms à l’Est et à l’Ouest, S. Rădulescu fait les deux remarques fort pertinentes que voici en guise de conclusion :
« Les préjugés antitziganes sont moins prégnants en Occident qu’en Roumanie et les gens qui en sont empreints se permettent de les manifester en public de manière inversement proportionnelle avec leur éducation et leur position sociale.
( …)
Les préjugés antitziganes sont en Roumanie directement proportionnels avec le rang social et le niveau d’instruction de ceux qui les expriment. Aussi les intellectuels occidentaux de passage en Roumanie sont consternés des commentaires faits sur les Tziganes par leur homologues locaux, commentaires qu’ils estiment d’une brutalité inacceptable de nos jours. La réalité qu’ils n’ont pas l’occasion de connaître est celle des milieux plus modestes, surtout dans le milieu rural, dans lesquels le Tzigane n’est pas regardé avec autant de cruauté. » [p. 32-33].

PS : la prochaine livraison portera sur : Les manele, une « musique de métissage pan-balkanique »

Nicolas Trifon
30.04.2015




[1] Taifasuri despre muzica ţigănească = Chats about gypsy music, Bucarest : Paideia, 2004, p. 6.
[2] http://www.asymetria.org/modules.php?name=News&file=article&sid=1308.