lundi 7 septembre 2015

Aferim ! Radu Jude

Bien différent d’un Mungiu ou d’un Porumboiu, le film Aferim ! réalisé par Radu Jude qui pase en ce moment sur les écrans en France a tout pour susciter le débat notamment sur le racisme antirom en Roumanie. Dans ce pays, il a déjà donné lieu à deux lectures enthousiastes, une, politique, de Costi Rogozanu, l’autre, en forme d’hommage à la rupture annoncée par le film, de Vintilă Mihăilescu. Quelque peu démonstratif par certains côtés mais passionnant d’un bout à l’autre, ce film a des vertus que l’on ne devine pas forcément au premier abord…

En guise de synopsis du film Aferim ! de Radu Jude, cette présentation, omniprésente sur le Net, en vaut une autre, alors la voici :

« 1835. Un policier et son fils parcourent la campagne roumaine à la recherche d’un esclave gitan accusé d’avoir séduit la femme du seigneur local. Tel un shérif d'opérette chevauchant dans les Balkans sauvages, le fonctionnaire zélé ne perd pas une occasion d’apprendre à son rejeton le sens de la vie. A grands coups d’insultes grivoises, proverbes ridicules, morale bigote, humiliations gratuites, menaces et autres noms d’oiseaux, Costantin affiche son mépris des femmes, enfants, vieillards, paysans, Juifs, Turcs, Russes et surtout, surtout, des Gitans. »

« Aferim ! » est un emprunt du turc voulant dire « Bravo ! », « Très bien ! » presque disparu dans le roumain d’aujourd’hui, comme bien d’autres mots et expressions archaïques échangés entre les protagonistes du film, sans parler des institutions que ces protagonistes incarnent : du zapciu (« policier ») au rob (« esclave ») tzigane et à l’opincar (« paysan »), presque aussi pauvre que le rom, en passant par la caricature du Turc, du Grec et du muscal (« Russe »), qui renvoient à une époque révolue tout en faisant plonger le spectateur dans une certaine actualité roumaine plutôt sordide marquée par le racisme antirom, les survivances de l’antisémitisme, la xénophobie tous azimuts, sans oublier le mépris souverain pour le pauvre, le moralisme patriarcal et l’homophobie.

Ours d’argent au Festival de Berlin 2015, le film réalisé par Radu Jude à partir d’un scénario écrit en collaboration avec Florin Lăzărescu avec la participation de l’historienne Constanţa Vintilă-Ghiţulescu est bien différent de ceux fort appréciés en Occident de Cristian Mungiu ou Corneliu Porumboiu. Il renvoie, sur le mode parodique, plutôt à un Sergiu Nicolaescu, le réalisateur de films historico-héroïco-patriotiques en grâce du temps de Ceausescu. L’histoire, plutôt road moovie que western, les forêts, les montagnes, les plaines et les collines filmés en noir et blanc, sans recherches esthétisantes, les scènes animées de groupe, tout cela est très prenant et rendent le film très attachant malgré son caractère démonstratif qui jette le doute, vraisemblablement à tort, mais il est difficile d’en juger, sur la véridicité de certaines reconstitutions historiques et sociales présentées. Pour se consoler, on peut toujours se dire que tout film historique est inévitablement, à un moment ou à un autre, anachronique.

Lors de sa présentation en avant-première en Roumanie, ce film a donné lieu à de nombreuses réactions dans la presse culturelle. Deux lectures également enthousiastes mais pour des raisons distinctes, une politique, de Costi Rogozanu dans « Pourquoi Aferim est un très bon film » «  (http://voxpublica.realitatea.net/politica-societate/de-ce-e-aferim-un-film-foarte-bun-9-motive-111789.html), et une autre anthropologique, intitulée « La Roumanie exotique », de Vintilă Mihăilescu (http://dilemaveche.ro/sectiune/situa-iunea/articol/romania-exotica) ont été notamment proposées.

« Ecoutez, vous, les racistes, Jude vous a traités avec humanité », écrit le premier.  « Plutôt que de filmer en caméra cachée, aujourd’hui, au XXIe siècle, un chauffeur de taxi en train de raconter comment il ne supporte plus les Tziganes ou une discussion dans les couloirs après une conférence ‘intellectuelle’ où l’on dit que les Juifs ne sont pas des êtres humains, que les Tziganes sont énervants et ne travaillent pas, Jude vous la sert de manière plus élaborée, pour que vous puissiez gober l’histoire.  Ce qui semble ancien et archaïque n’est qu’une opinion. C’est seulement vous, vous qui parlez des Tziganes impossible à moderniser et des pauvres qui ont beaucoup de temps parce qu’ils ne travaillent pas. »

Le point de départ de la réflexion de Vintilă Mihăilescu est le commentaire émis par un spectateur à la sortie du film ; il le trouvait « quelque peu exotique ». En effet, « ce film  traite des pays roumains au temps des « Règlements organiques » (série de réformes législatives introduites au début des années 1830 pour moderniser l’administration), de notre passé pas très éloigné, dès débuts de notre construction nationale. Il est fascinant de voir à quel point la Roumanie est – ou peut-être est restée – un pays fascinant pour les Roumains. On ne saurait parler d’un film historique parce qu’il n’y a pas de vrais héros, on ne voit dans le film que ceux qui ont subi l’histoire faite par les autres, c’es-à-dire ceux que nous ne sommes pas habitués à voir d’ordinaire. Dans ce sens la présence la plus exotique est celle des Tziganes. Pas ceux dans la lignée de « J’ai même rencontré des Tziganes heureux » (Aleksandar Petrović, 1967), non, des Tziganes tels qu’ils ont été, c’est-à-dire esclaves. Sur les Tziganes, nous ne savons que ce que j’ai entendu une fois par hasard dans les couloirs de la fac : ‘Quand un Tzigane naît, disparaît une bicyclette !’. Aferim nous montre autre chose : ‘Quand un Tzigane, apparaît un esclave !’ (…) La souffrance des esclaves tziganes maltraités par les Roumains, voici du jamais vu : voyons, les Tziganes font-ils partie de notre peuple ?
Dépourvu d’héroïsme lui aussi, le paysan roumain est une figure assez exotique dans ce film. (…) Rien digne du Musée du village, pas de haïdouk exemplaire, seulement de la pauvreté, du brigandage…
Avec les boyards, les choses ne sont pas très claires non plus : sont-ils du coin, ou phanariotes, ou turcs, ou « turcisés », maîtres ou serviteurs dans leur pays ? Rien d’héroïque chez les boyards roumains.
Enfin, il n’y a rien de ‘roumain’, c’est-à-dire de profond, d’authentique et de spécifique roumain dans cette roumanité mélangée, en pleine transformation historique, mais qui se croit encore dans un monde tel qu’il a été fait par Dieu. Un film roumain, sur l’histoire des Roumains, avec beaucoup de Tziganes et autres ‘allogènes’ mais sans cette roumanité immémoriale qui nous rend si fiers parfois, si dépressifs d’autres fois : voici donc ce que j’appellerai une vraie rupture ! »

Pour ma part, je n’ai rien à ajouter à ce beau texte de Vintilă Mihăilescu à la gloire de la rupture annoncée par le film de Radu Jude. Je me tiendrai aux deux remarques qui suivent.
Plus affreux, sales et méchants les uns que les autres, les protagonistes valaques & Co du film de Radu Jude ont un plus par rapport aux pouilleux d’Ettore Scola : une déconcertante capacité de se donner bonne conscience, de s’autojustifier à coup de proverbes, de citations bibliques, de jeux de mots, de théories fumeuses, de paradoxes en tout genre issus du mauvais génie d’une culture éminemment orale, populaire, hypocrite. C’est ce qui sauve à mes yeux le film et lui confère un redoutable effet critique malgré son caractère lourdement démonstratif notamment pour ce qui est de la charge contre les popes et les moines, mais aussi des boyards, des robi (esclaves) et autres « roumains »[1].
Le principal reproche que je ferais au film, mais il s’agit là d’un trait qui caractérise bien d’autres productions discursives et artistiques roumaines, concerne son hypercriticisme qui ne laisse la place à aucune évasion, aucun dépassement, l’ouverture dont fait preuve le  jeune fils de notre zapciu n’étant pas très convaincante. On finit parfois par se demander si la critique, à force d’être systématique, implacable et enivrante en quelque sorte, ne finit pas par fasciner l’auditeur, le spectateur, l’« habituer » aux injustices dénoncées et l’empêcher de tenter de chercher une quelconque solution. Plutôt que de se révolter, il se contente de rigoler ou encore de compatir.
Pour conclure, je dirais tout de même :
« Aferim !, Radu Jude »



[1] J’aurais une petite réserve à propos de l’usage répété de la forme român (« roumain ») par le personnage central du film dans ses tirades moralisatrices. Ceci risque de soulever quelques objections, la prononciation encore courante dans les campagnes en ce temps devait être plutôt rumun. Cette forme renvoyait surtout à iobag, « serf ». Aboli formellement au milieu du XVIIIe siècle, le servage s’était généralisé au XVIIe siècle au sein de la paysannerie en Valachie, en « pays roumain » (Tara românească). La forme român « roumain » apparaît, certes, au cours du premier tiers du XIXe siècle, et l’action du film se déroule en 1835, mais ne s’imposera que plus tard dans sa signification actuelle, celle véhiculée dans son discours par le personnage de Radu Jude.

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