mercredi 23 juillet 2014

L’emprise de Moscou sur la République de Moldavie : Géoéconomie, mai 2014



Résumé/abstract
Ni  l’héritage soviétique en matière de frontières, la question des minorités, pas plus que les pressions et les chantages ne sauraient expliquer la dépendance de la République de Moldavie à l’égard de Moscou. Le voisin russe conserve encore un pouvoir d’attraction trop souvent sous-estimé. Aussi la Fédération de Russie a-t-elle  le pouvoir de bloquer le rapprochement en cours de la République de Moldavie avec  l’Union européenne sans que l’Union eurasiatique  fasse pour autant figure d’alternative satisfaisante à moyen ou  long terme.
The Republic of Moldova's dependence on Moscow cannot be explained solely by the Soviet legacy of frontiers, nor by the issue of minorities, nor even by political pressure and blackmail.The Russian neighbour's power of attraction is still too often underestimated. This is why the Russian Federation has the power of impeding the current endeavours of the Republic of Moldova to draw closer to the European Union, while the Eurasian Union is far from being a satisfactory alternative in the medium or long term. 

Depuis l’occupation de la Crimée par la Russie, faisait récemment remarquer un jeune sociologue moldave, Facebook est devenu un champ virtuel de bataille pour les nombreux opposants  à l’intervention russe alors que l’autre camp est resté silencieux tout en agissant avec détermination dans la dimension réelle, en Crimée, sans même livrer bataille. Sur Facebook, on est inscrit dans des « groupes », on discute entre « amis », il est donc peu probable que les roumanophones  aient à affronter des contradicteurs russophones. Aussi, leur combativité ostentatoire cache-t-elle à peine leur propre impuissance et celle de tout un pays, la République de Moldavie (1) . La situation est encore plus inquiétante envisagée sous un autre angle : à regarder de plus près, on constate que dans l’espace public réel, dans la rue, dans les magasins, les bus, à Chisinau et dans les autres villes du pays, les uns et les autres évitent soigneusement d’évoquer l’offensive de la Russie de Poutine… De quoi ce silence est-il le nom ?
La République de Moldavie (RM) est un cas de figure géopolitique biscornu. Son territoire correspond au flanc oriental de la principauté de Moldavie dont elle fut détachée en 1812, date à laquelle elle entre dans la composition de l’Empire russe. A la faveur de la révolution russe de 1917, cette province connue aussi sous le nom de Bessarabie proclame son indépendance. Quelques mois plus tard le soviet (conseil) du pays vote l’union avec la Roumanie. Cédée à  l’URSS par le traité entre Hitler et Staline en 1940, reprise par l’armée roumaine alliée des nazis un an après, elle sera une des seize républiques socialistes soviétiques au lendemain de la guerre. Comme ces dernières, elle proclame son indépendance en août 1991.
Les allers et retours occasionnés par l’histoire ont laissé des traces dans ce pays situé dans une zone de frontière par excellence. Frontière géographique puisque c’est ici que finit la culture de la vigne, principale richesse du pays, et que c’est au-delà du Dniestr que commence la grande plaine russe qui se prolonge jusqu’aux steppes de l’Asie centrale. Frontière politique aussi puisque c’est sur le fleuve qui sépare ce territoire de la Roumanie que s’arrêtait l’Empire tsariste puis de l’URSS.
La proclamation de l’indépendance de la RM a surpris, ce territoire étant encore moins apte aux yeux des observateurs à constituer une unité étatique autonome que la Bessarabie d’autrefois. En effet, ses frontières, comme celles des autres républiques soviétiques, ont été tracées en sorte que le centre, Moscou, conserve son emprise, donc sans rapport avec son éventuelle  viabilité en dehors de l’Union. Pourtant, vingt-trois ans après, la RM est toujours là. Plutôt que de se risquer à des considérations forcément hasardeuses sur son avenir, il convient de faire le point sur les causes et les formes de manifestation de l’emprise de Moscou sur cette république. Quelle que soit la formule que la RM sera amenée à adopter, cette emprise pèsera sur son évolution.
La particularité de la RM dans l’espace fédéral soviétique était d’avoir été la seule république qui ait appartenu pendant l’entre-deux-guerres à un Etat voisin avec lequel elle partageait la langue et les principales références culturelles et historiques. Lors du démembrement de l’URSS, cela pouvait sembler constituer un atout. Ce fut un handicap, comme auparavant, le principal souci des autorités soviétiques ayant été d’empêcher toute communication entre les deux, alors que la Roumanie appartenait au même camp, socialiste. Avant même la proclamation de l’indépendance de la RM, la Transnistrie faisait sécession (septembre 1990) sous le nom de République moldave du Dniestr (RMD)  invoquant le danger d’union avec une Roumanie qualifiée sans détour de fasciste en raison du comportement de certains de ses dirigeants par le passé. Répréhensible pendant l’entre-deux-guerres, criminel pendant la Seconde Guerre lorsque les troupes roumaines ont « administré » la Transnistrie, ce comportement a donné lieu en URSS à une propagande antiroumaine d’une rare violence, fondée sur l’assimilation des Roumains aux fascistes. La Transnistrie, territoire non moldave à l’origine, a été agrégé par les Soviétiques à l’ancienne Bessarabie devenue République socialiste de Moldavie, qui perdait en cette occasion des régions situées au sud et au nord, cédées à l’Ukraine. Précisons d’emblée que le contentieux de la Roumanie avec la Russie est ancien. La formation de l’Etat roumain moderne (en 1859, après la guerre de Crimée) correspondait à la volonté des puissances européennes  de stopper l’expansion de la Russie vers les mers chaudes. La nation roumaine s’est faite/a été constituée contre la Russie. Le vécu historique des Moldaves, si l’on pense au XIXe siècle et à l’après-guerre, est donc différent de celui des Roumains, surtout par rapport à l’héritage russo-soviétique. Il en va de même du paysage linguistique puisque, pendant l’entre-deux-guerres roumain, le russe concurrençait dans les faits le roumain comme langue de communication en Bessarabie.
Difficile de dire si la RM se dirigeait pendant les années 1990-1991 vers une réunion avec son voisin occidental et si elle le fera un jour. En tout cas cette idée fait peur à la plupart des citoyens ethniquement non moldaves de ce pays et ne fait pas l’unanimité parmi les Moldaves, l’option unioniste ne concernant qu’une petite minorité. Préoccupée par l’intégration de l’Otan et l’entrée dans l’Union européenne (UE), la Roumanie s’est montrée prudente face à la RM, se refusant de prendre l’initiative tout en fournissant une assistance culturelle considérable. Les relations entre les deux pays auront connu plusieurs crises graves dues pour l’essentiel à la méfiance affichée par les dirigeants moldaves soucieux de ménager Moscou et les russophones. A la veille du sommet de Vilnius, le 27 novembre 2013, le président roumain Traian Basescu, dont le mandat prendra fin en novembre 2014, prenait de court les observateurs en déclarant que l’union avec la Bessarabie était le prochain objectif de la Roumanie, tout en précisant que ce n’était pas pour demain.

 Le retour en force des nations après 1991
La RM se singularise également sur un autre point. A chacune des républiques soviétiques correspondait une nation, une langue, une histoire. Dans certains cas, en Asie centrale par exemple, elles ont été forgées au lendemain de l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. Même en Ukraine, le corpus national actuel a été partiellement mis en place dans les années 1920. Pour la Moldavie, afin de la différencier de la Roumanie et de légitimer son incorporation à l’URSS, on a forgé de toutes pièces une nation, une langue, une histoire moldave, distinctes de celles roumaines. La fiction semblait être en passe de devenir réalité quand un événement inattendu survint : la déclaration de souveraineté (mai 1990) puis un an après la proclamation de l’indépendance de la RM. La nation, conçue dans le cadre soviétique comme une forme d’organisation politique destinée à disparaître dans le cadre de la fusion des peuples au sein de la patrie soviétique, revenait au grand jour et devait jouer désormais un rôle de premier plan. Il y a aujourd’hui un Etat moldave mais au nom de quelle nation ? Roumaine ? Moldave ? La confusion qui en découle est pour beaucoup dans l’« originalité » du cas moldave dans l’espace soviétique. Pour le reste, les Moldaves se retrouvent dans la même situation que d’autres populations constituées en nations à l’époque soviétique et dotés de républiques fédérées sous l’égide d’une Fédération de Russie dont le statut était particulier dans ce sens que les Russes avaient vocation, à l’époque soviétique, comme à l’époque impériale d’ailleurs, d’être « plus » qu’une nation. En proclamant leur indépendance, ces républiques devenaient du jour au lendemain des Etats nations. Presque personne ne s’attendait à cela, certains s’en sont réjoui, d’autres s’y sont résigné. Il n’en allait pas de même pour la Russie et les anciennes républiques fédérées allaient en faire les frais lors des confrontations entre les nations en titre et les minorités nationales présentes sur leur territoire, des minorités faciles à repérer de par la double identification des personnes  en termes de citoyenneté et de nationalité en vigueur en URSS. Les Russes seront peu enclins d’endosser le rôle de minoritaires et les minorités non russes feront bloc autour d’eux sous la bannière de la russophonie, tandis que la Russie leur apportera un soutien sans faille. Dans son acception politique, le terme de russophonie désigne non pas tous ceux qui parlent (aussi) le russe,  mais les partisans de l’usage du russe comme langue de communication, le plus souvent au détriment des langues nationales, c’est-à-dire du letton en Lettonie, du moldave (ou roumain) en RM, etc.
Dès lors qu’ils se projettent à l’échelle de la  Roumanie, dans l’hypothèse où l’actuelle RM rejoindrait cet Etat qui se définit comme étant celui de la nation roumaine, les citoyens moldaves de nationalité ukrainienne, russe ou gagaouze s’inquiètent à l’idée de voir leurs positions fragilisées. Pour l’instant, leur poids demeure important, ils représentent un peu plus qu’un cinquième de la population, même si leur statut n’est plus le même qu’auparavant quand les Moldaves, davantage présents dans les campagnes que dans les villes, occupaient une position plutôt subalterne dans leur propre république à cause des suspicions qui pesaient sur eux en raison de la proximité de la Roumanie. Aussi la nation moldave a-t-elle de nombreux partisans parmi les non-Moldaves, les minoritaires mettant volontiers l’accent sur les différences qui opposent les Roumains et les Moldaves. Les Moldaves de nationalité moldave sont eux aussi sensibles à ces différences. Même conscients des liens qui les rattachent aux Roumains, nombre d’entre eux se disent Moldaves pour une multitude de raisons pouvant aller de la méfiance à l’hostilité à l’égard des Roumains sans oublier tous ceux qui estiment être moldaves puisqu’ils sont citoyens de l’Etat de ce nom.
Les statuts des minorités en RM sont  très avancés au regard des standards internationaux. Les Gagaouzes (turcophones de confession  chrétienne), qui représentent 4,2  % de la population, ont par exemple leur propre « unité administrative autonome » qui bénéficie de prérogatives similaires à celles d’une république autonome. Nous sommes loin de la législation contraignante pour les non-nationaux des pays baltes, ce qui n’empêche pas les représentants des minoritaires de pousser toujours plus loin leurs revendications. Plus choquant est le peu d’intérêt accordé par les roumanophones, y compris de ceux qui ne se disent pas roumains mais moldaves, aux problèmes des minoritaires et à leur intégration, ce qui ne s’explique pas seulement par le fait qu’à leurs yeux les Ukrainiens (8,4  %), les Russes (5,6  %) et les Gagaouzes auraient déjà des droits exorbitants.
Entre la Transnistrie sécessionniste, où les habitants roumanophones (2) sont en permanence sous pression, et la RM la rupture est totale depuis le cessez le feu de juillet 1992. Au sein de la RM, en revanche, l’entente est devenue avec le temps presque cordiale. Selon les éditions successives du Baromètre de l’opinion publique, les relations interethniques et la Transnistrie arrivent en toute dernière position des sujets d’inquiétude des habitants de la RM. Mais cela peut toujours recommencer et les surenchères apparaissent cycliquement sans que l’on sache toujours si c’est du fait des minoritaires et de leurs représentants ou d’une décision venant de Moscou qui dépasse l’enjeu régional. Dans les mois qui ont précédé le sommet de Vilnius, la RMD décidait subitement d’établir des frontières d’Etat, le Parlement gagaouze faisait état de ses craintes quant à un hypothétique changement de la législation linguistique, tandis que les responsables du raion (département) de Trakalia demandaient un statut d’autonomie régionale pour les Bulgares (1,9 % de la population). Au lendemain de la signature de l’accord de partenariat les dirigeants de Tiraspol réitéraient la demande de rattachement de la RMD à la Russie et à la mi-décembre 2013 proposaient l’adoption par la Constitution d’un article précisant que « la loi transnistrienne fait partie intégrante de la loi fédérale de la Fédération de Russie », tandis que le 2 février 2014 les Gagaouzes se prononçaient à 97,2 % contre l’accord avec l’UE et à 98,9 % pour le droit à se séparer de la RM lors d’un référendum consultatif organisé dans leur « unité administrative autonome » (3).

On peut estimer que, depuis l’éclatement de l’URSS, en s’appuyant et en s’alignant sur Moscou, parfois de manière provocatrice, les minoritaires russes et non russes ont beaucoup à gagner et ne courent pratiquement pas de risque alors que la loyauté aux nations en titre présente peu d’intérêt. Décidément, le passage de l’« empire » à l’Etat nation est souvent vécu comme dégradant par les minorités. Cela ne vaut pas seulement pour la Moldavie. En Lituanie par exemple les Polonais ont tendance à faire front commun avec les Russes face aux Lituaniens et cela malgré les appels à la modération de Varsovie. Dans l’Ukraine voisine, les citoyens de nationalité roumaine et moldave votent plutôt pour le Parti des régions et certains dirigeants n’ont pas manqué d’exprimer leur hostilité à l’égard des manifestations en faveur de la démocratie de la place Maidan bien avant l’adoption précipitée de la loi pénalisant le russe et les langues des minorités. En RM et en Transnistrie, les minoritaires ukrainiens regardent plutôt vers Moscou que vers Kiev. Inutile d’insister sur les effets déstabilisateurs en matière de gouvernance de cette relation si particulière entre les minorités et Moscou.
Les pressions directes, le chantage
Aux raisons « objectives » liées aux frontières fixées lors de l’installation du pouvoir soviétique et aux rapports privilégiés entre les minorités et l’ancien centre il faut ajouter les pressions directes et le chantage, qui ont commencé très tôt, au lendemain même de la proclamation de la souveraineté,  pour converger dans une seule direction : une dépendance accrue de Moscou. Les pressions sont d’ordre aussi bien militaire (intervention de la XIVe armée lors de la guerre opposant les sécessionnistes transnistriens au gouvernement de la RM au printemps 1992, maintien de cette armée jusqu’à nos jour) que diplomatique (les interlocuteurs russes ont délibérément fait capoter les nombreuses négociations internationales destinées à trouver un règlement équitable au conflit), économique (blocage périodiques sous divers prétextes des exportations moldaves de vin, fruits et légumes vers la Russie) et politique (interférences périodiques dans les affaires internes à travers les représentants des minorités et des oligarques). Il s’agit là de faits connus qui ont défrayé la chronique ces deux dernières décennies. Pour ce qui est des chantages, rappelons tout simplement les montages financiers abusifs concernant la dette transnistrienne pour le gaz importé (3,8 milliards de dollars) exigée à la RM si elle refuse de reconnaître la RMD ou encore les menaces d’expulser les nombreux Moldaves qui travaillent en Russie suspectés lors de chaque crise politique de ne pas réunir les conditions requises pour leur séjour dans ce pays.
Ces pressions et chantages ne sauraient fournir un tableau complet de l’emprise russe. Elle ne résulte pas seulement de facteurs extérieurs et des moyens coercitifs utilisés. Quand on s’indigne du cynisme de la politique menée par la Russie dans les anciennes républiques soviétiques, on a tendance à perdre de vue le fait qu’elle est en fin de compte au service d’une passion, que l’on peut juger infondée ou malsaine mais qui n’est pas moins authentique et qui est partagée à l’échelle de l’ancienne URSS y compris en RM. On s’en rend compte quand on revient sur un point sur lequel on fait trop souvent l’impasse.
La fin de l’URSS : une implosion difficile à digérer, y compris en RM
La chute des régimes communistes a souvent été présentée comme le résultat de la confrontation entre l’Est et l’Ouest, entre le socialisme réel et le capitalisme et d’aucuns se  sont empressés pour saluer/déplorer la défaite du premier et  le triomphe du second. En réalité, plutôt que d’une défaite c’est de l’implosion d’un système incapable de se réformer qu’il faudrait parler. Depuis Khrouchtchev les tentatives de réforme n’ont pas manqué mais ont échoué, ou ont été abandonnées en raison des dérapages auxquels elles risquaient de donner lieu tandis que celles de M. Gorbatchev ont fini par saborder le système. L’implosion du régime soviétique et l’éclatement de l’URSS, les deux bouleversements sont indissociables, ont occasionné d’emblée un choc considérable parmi beaucoup d’anciens Soviétiques, quelle que fut leur nationalité et même leur position sociale, pour des raisons allant de la perte de privilèges à la paupérisation brutale, de la perte de certains repères et valeurs aux  ratés de la démocratie, sans oublier la crainte du désordre ou la révolte face aux nouvelles formes d’injustice. L’incompréhension s’est vite muée en une indignation longtemps impuissante devant le nouveau cours de l’histoire qui finira cependant par l’emporter et être assumée au sommet de l’Etat à partir du remplacement de Boris Eltsine par Vladimir Poutine fin 1999.
Les causes qui expliqueraient aux yeux de ce dernier et de ses partisans ces bouleversements sont plutôt confuses : trahison, complot, destin, etc. En revanche, la vive conscience qu’il ne s’agissait pas d’une défaite, qu’ils n’avaient pas perdu mais qu’ils avaient été bernés en quelque sorte, a dû jouer un rôle clé dans l’ampleur et l’agressivité des réactions tout au long de la dernière décennie. Sur ce fond s’explique la popularité d’un Poutine en Russie. Depuis son arrivée à la tête de l’Etat, le processus de recomposition consécutif à la décomposition à laquelle on avait assisté pendant les premières années postcommunistes a acquis des traits plus lisibles et, surtout, des points ont été marqués. Il a su répondre à la demande d’un pouvoir fort, y compris en l’incarnant lui-même, renouer avec la thématique patriotique en s’appuyant sur la Grande Guerre patriotique contre le nazisme qui avait pris le relais de  la révolution d’Octobre sur le plan de la légitimité du régime sous Brejnev, donner l’impression que la Russie pouvait retrouver son rang  d’antan, mettre en place une stratégie en matière de politique énergétique faisant de la Russie un acteur craint et incontournable et, plus récemment, esquisser un nouveau scénario d’union plus ambitieux que la CEI à travers une Union douanière, première étape d’une Union euroasiatique.  La hausse des cours des hydrocarbures, enfin, lui a permis de consolider ses assises en distribuant une partie de la rente et d’afficher des résultats exceptionnels. En 2013, le PIB par habitant grimpait à 14 302 $ contre 2 037 $ pour la RM, ce qui faisait de cette dernière le pays le plus pauvre d’Europe (4).
Pour des fractions entières de la population, la Russie et sa direction actuelle forcent le respect et suscitent un enthousiasme certain. En effet,   l’ancien centre, surtout revu et corrigé en fonction des nouvelles donnes avec un succès certain depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, conserve un attrait non négligeable. En RM, une partie significative de la population, et pas seulement des russophones, les plus démunis toute nationalité confondue étant bien représentés dans cette catégorie, partage avec la Russie bien des repères et de valeurs communes qui remontent pour la plupart à l’époque soviétique, qu’il s’agisse de la nostalgie d’un mode de vie désormais révolu, de l’insécurité, de l’autoritarisme, du désir de pouvoir fort ou de l’aversion pour l’Occident jugé agressif ou encore décadent, de la confiance accordée à l’Eglise orthodoxe…

Cependant, au moins deux facteurs freinent quelque peu cette emprise. D’une part, la vive répulsion pour le modèle poutinien d’une partie des classes moyennes, formées « à l’occidentale », éprises de démocratie ou attachées au modèle libéral, soucieuses de respectabilité,  l’équivalent de celles qui ont manifesté pendant des mois à Kiev, et dont la mobilisation s’est révélée décisive en RM lors de la contestation du scrutin des 6-7 avril 2009 à Chisinau qui avait mis fin au monopole exercé auparavant par les communistes. D’autre part, il y a  les réticences de ceux parfaitement en phase avec le modèle poutinien et adhérant aux valeurs refuges qu’il véhicule, qui s’inquiètent devant la perspective de retrouver une position subalterne par rapport  au Grand Frère russe. Même les cadres et dirigeants notoirement prorusses où mis en place par Moscou n’entendent pas perdre les places qu’ils occupent depuis l’indépendance de leur république. Le processus de vassalisation tenté en plusieurs occasions par Moscou s’est déjà heurté à des résistances inattendues.
C’est à partir de ces deux types d’attitudes, parfaitement contradictoires, qu’une sortie du statu quo actuel autre que celle voulue par Moscou pourrait être envisagée.
« Du temps de kolkhozes, dans les campagnes, c’était mieux… »
La question de savoir si le devenir de la RM sera européen ou euroasiatique n’est guère rhétorique.Les deux possibilités demeurent ouvertes même si les événements qui ont marqué ces derniers mois peuvent donner l’impression que la première est plus vraisemblable. En effet, la RM, gouvernée par l’Alliance pour l’intégration européenne depuis 2009, a signé le 29 novembre 2013 la première phase de l’accord pour le Partenariat oriental alors que l’Ukraine ne l’a pas fait, ce qui l’a placée d’emblée en bonne position pour rentrer dans les grâces d’une UE soucieuse de sauver la face. Celle-ci s’est empressée d’honorer sa promesse en supprimant le visa  pour les pays de l’UE à partir de 25 mai et de fixer au mois de  juin, au lieu de décembre comme prévu, la date de la signature de la deuxième phase de l’accord afin qu’elle précède les élections législatives que le Parti des communistes, hostile à cet accord, pourrait gagner en raison notamment de la gestion opaque et entachée de scandales de l’actuelle coalition au pouvoir et des désaccords  entre les formations qui en font partie.
Le profil des partisans des uns et des autres esquissé dans le texte qui suit permet de se faire une idée plus précise de l’atmosphère et du clivage dans ce pays. Il figure dans la présentation des résultats d’un récent sondage réalisé par Magenta Consulting mis en ligne le 10 avril sur le site moldave Agora.

« Du temps de kolkhozes, dans les campagnes, c’était mieux ! Tout le monde avait du travail et des salaires. Les enfants allaient à l’école de leur commune, achetaient des livres à la librairie d’Etat ou les empruntaient à la bibliothèque. Le soir, les jeunes se rendaient au club pour voir un film et, des fois, des groupes venaient donner des concerts au village. L’URSS s’est effondrée et tout a changé. Maintenant seulement ceux qui sont partis et qui envoient de l’argent de l’étranger se débrouillent mieux. Rien d’étonnant par conséquent que pour l’Union douanière votent surtout les habitants des villages, qui n’ont de l’argent que pour le stricte nécessaire et encore. Etudes élémentaires souvent, âgés de 45 jusqu’à 60 ans et plus, ils rêvent probablement de retour en zone rurale à l’ancien système, au  temps où c’était bien. Le leader étranger pour le réaliser, pour 71  % d’entre eux, est Vladimir Poutine. Contrairement à une opinion courante, les adeptes de l’Union douanière ne sont pas seulement les minorités qui craindraient l’union avec la Roumanie. 60  % s’autoidentifient comme locuteurs du roumain (moldave).
Pour ce qui est des proeuropéens, ils sont citadins, ils habitent à Chisinau et dans les autres villes du pays. Jeunes, ils ont entre 18 et 29 ans mais ils sont bien représentés aussi dans les autres tranches d’âge. Ils vivent décemment mais ne se permettent pas des choses chères. Diplômés, ayant souvent suivi des études universitaires, ils envisagent l’avenir au pays, mais aux côtés des pays de l’Union européenne (UE). Angela Merkel (36  %) et Traian Basescu (15  %) sont les leaders étrangers auxquels ils font le plus confiance. Ils sont suivi, aussi étrange que cela puisse paraître, de Barak Obama et Vladimir Poutine avec 13  % chacun. Particularité des adeptes de l’UE: ils sont à 94  % locuteurs du roumain (moldave).
Enfin, malgré les événements qui ont eu lieu en Ukraine mais aussi la libéralisation des visas pour les pays de l’UE, dans le camp des pro-Union douanière il y a davantage d’adeptes : 43  % contre 38  %. » (5)
En effet, on assiste à une légère inversion de tendance puisque le pourcentage des personnes favorables était un peu plus élevé les années précédentes. L’usure de l’équipe qui gouverne le pays y est aussi pour quelque chose. Cela étant dit, malgré un certain engouement au début du rapprochement de la RM avec l’UE,  les avis ont toujours été partagés.
Dans un sens, la désaffection actuelle à l’égard l’UE est d’autant plus dommageable que des résultats encourageants ont été obtenus ces dernières années dans les domaines les plus divers.  Cela fait déjà un moment que la RM exporte davantage vers les pays de l’UE, même la Transnistrie le fait à travers des sociétés domiciliées à Chisinau (6), les divers programmes d’assistance impulsés par l’UE ont abouti à des résultats remarquables, notamment dans la modernisation des institutions. En règle générale, les aides fournies par l’UE à la RM se sont traduits par la construction de routes, de systèmes d’irrigation, contribuant ainsi à un développement durable alors que l’aide fournie par la Russie à la RMD, environ 80  % du budget de cette dernière, est utilisée pour les dépenses courantes. Dans l’esprit des représentants de l’UE, l’accord de partenariat était censé justement renforcer et développer ces formes de coopération nullement incompatibles avec la coopération avec la Russie, coopération évidement indispensable pour les deux parties. Or la Russie de Poutine ne l’entend pas ainsi et elle a la plupart des cartes en main. Parviendra-t-elle à bloquer le processus en cours ? Tout dépend des moyens qu’elle y mettra, de la réponse apportée par la direction actuelle de la RM et de l’attitude adoptée par l’UE.
Ne pas diaboliser la Russie
Dans tous les cas de figure il est indispensable de ne jamais perdre de vue le poids et la complexité de l’emprise effective de Moscou sur la RM. Que cela plaise ou non, ce pays rejoindra tôt ou tard l’UE et/ou la Roumanie tel qu’il est, c'est-à-dire partagé entre deux mondes. Cela ne veut évidemment pas dire que les choses ne sont pas amenées à évoluer. La RM de nos jours n’a plus grand-chose à voir avec celle d’il y a deux décennies. Pour ce qui est de la Russie, les changements survenus ces dernières années en annoncent d’autres, qui risquent eux aussi de faire des ravages mais qui apparaissent comme moins inquiétants que d’aucuns ne les présentent. De nos jours, la capacité de nuisance de la Russie est redoutable mais le projet qu’elle affiche pour récupérer son « étranger proche » semble condamné à terme si l’on en juge par la confusion qui règne à propos de la notion fourre-tout d’Eurasie (7). Tout porte à croire que nous avons affaire là à une entreprise de diversion menée par un pouvoir conservateur et autoritaire qui aura bien du mal à tenir les promesses, parfaitement contradictoires, qui lui assurent de nos jours la popularité auprès de ceux qui ont été lésés par la chute de l’Union soviétique ou encore de certains laissés-pour-compte du nouveau cours de l’histoire.
Il serait cependant déplacé de diaboliser la Russie telle qu’elle se donne à voir de nos jours. Elle n’est pas le seul pays a utiliser la force quand cela l’arrange, les USA ou la France en ont donné plus d’une fois l’exemple. Conclure à un simple retour en arrière et à une quelconque incapacité des Russes d’avancer sur la voie démocratique serait pour le moins hâtif. Lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 il y avait moins de dix personnes pour protester sur la place Rouge. Au lendemain de l’annexion de la Crimée, ils étaient cinquante mille à scander à Moscou le slogan « Pour votre et notre liberté ». En tout cas, la solution durable dans les anciens pays formant l’Union soviétique passe par la démocratisation de la Russie.

Nicolas Trifon 
(article paru dans Géoéconomie, n° 70, mai 2014)

 NOTES
(1) Entretien avec Petre Negura paru dans Ziare.com, trad. française dans Courrier des Balkans du 5 mars 2014 : http://balkans.courriers.info/article24587.html
(2) Aux termes des recensements de 2004, 31,9 % des habitants de la RMD se déclaraient moldaves, 30,3 % russes et 28,8 % ukrainiens. La RMD comptait 555 347 habitants, la RM 3 383 332.
(3) « The Gagaouz Referendum in Moldova : a Russian Political Weapon ? », par Dumitru Minzarari, Eurasia Daily Monitor date du 5 février 2014.
(4) IMF, World Economic Outlook Daabase, octobre 2013.
(5) http://agora.md/analize/15/profilul-adeptilor-uniunii-vamale-vs-adeptii-uniunii-europene.
(6) 40 % des exportations de la RDM sont dirigées vers l’UE, 30 % vers la RM. Transnistria : a bottom-up solution, par Nicu Popescu et Leonid Litra dans European Council on foreign relations  : http://ecfr.eu/page/-/ECFR63_TRANSNISTRIA_BRIEF_AW.pdf
(7) Sur l’eurasisme, son histoire, les spéculations et calculs  auxquels cette notion a donné lieu voir Eurasie espace mythique ou réalité en construction, ouvrage paru aux éditions Bruylant sous la direction de Wanda Dressler en 2009, au moment même où l’Union eurasienne était mise en place sur le modèle de l’UE pour lui faire concurrence. La tentative de faire du moldave une « langue d’Eurasie » fait l’objet de la contribution signée par Irina Vilkou-Poustovaïa.