lundi 29 décembre 2014

Roumanie, 1956-1968, un passé révolu mais tenace : le témoignage de Victor Ieronim Stoichiţă


Disons-le d’emblée, le titre du livre de Victor Ieronim Stoichiţă, Oublier Bucarest [1], est trompeur, puisque l’auteur du récit, historien et critique d’art réputé, enseignant aujourd’hui à l’Université de Fribourg, en Suisse, se souvient avec un plaisir manifeste des années vécues dans la capitale roumaine, où il est né en 1949. La période couverte va des faux espoirs suscités par la révolution hongroise de 1956 à l’écrasement du printemps de Prague, en août 1968, la veille de son départ pour l’Occident (dincolo, en roumain, c’est-à-dire de « l’autre côté », « au-delà », p. 211), en l’occurrence l’Italie, grâce à une bourse accordée par le gouvernement de ce pays. Dans un sens, il s’agit d’un plaisir éprouvé non seulement malgré mais aussi en raison des situations critiques et à bien des égards dramatiques traversées par la famille et les proches de l’auteur/narrateur/héros. De ce point de vue, le livre est original si l’on pense surtout au concert de jérémiades auquel ont donné lieu tant d’écrits et de mémoires concernant cette période parues après 1989 mais aussi aux évocations, plus récentes et sur un ton souvent ironique, de la nostalgie pour la vie menée sous le régime communiste[2].

Le « petit monde » de V.I. Stoichiţă tel qu’il est décrit dans le livre appartient à ce que l’on considère couramment en Roumanie comme l’élite de l’ancien régime (celui qui a précédé l’arrivée des communistes au pouvoir), une certaine élite, plus précisément, celle fondée en partie tout au moins sur la mérite. Après 1947, cette catégorie a subi de plein fouet la parodie de lutte de classe orchestrée par un pouvoir communiste en mal de légitimité. Voici un exemple parmi tant d’autres, les uns plus édifiants que les autres : professeur d’anatomie à l’Université de Cluj et auteur de nombreuses études dans sa spécialité, le grand-père de l’auteur est rétrogradé en 1948 au poste de laborantin puis emprisonné en 1953, tout cela parce qu’il avait été membre de la fraction du Parti social-démocrate qui avait refusé de rejoindre le Parti communiste (p. 40-41). Pour mieux situer l’auteur, rappelons qu’une partie de sa famille, originaire de Transylvanie, présentait un autre « handicap » à l’époque communiste. Elle était gréco-catholique, culte supprimé du jour au lendemain au profit de l’Eglise orthodoxe « nationale » plus facile à contrôler. Les nombreuses références dans le récit à l’ancienne province austro-hongroise nous éloignent d’ailleurs de l’esprit bucarestois dans ce qu’il comporte de balkanique et/ou byzantin. L’Omama (la grand-mère) de l’auteur, nous rappelle-t-il, « penchait plutôt vers l’idée des « Etats-Unis de la Grande-Autriche, englobant une Transylvanie helvétisée » (p. 137)

Pour l’essentiel, la chronique de V.I. Stoichiţă passe en revue les heurs (avant l’arrivée des communistes) et les malheurs (après) d’une famille et de son entourage au parcours exemplaire auxquels il rend hommage. Les anecdotes narrées et les commentaires, aboutissent à une reconstitution assez fidèle non seulement de l’atmosphère mais aussi de l’opinion, de la vision du monde, qui prévalait à l’époque dans ce milieu social. Bien d’autres témoignages le confirment, le mien y compris pour avoir été confronté à des situations similaires. Certains détails autobiographiques et l’accent mis sur l’excellence des personnes chères à l’auteur (son arrière-grand-père était non seulement médecin mais aussi « général de l’armée royale roumaine, dont il organisa le système sanitaire au tournant du XXe siècle », p. 37) peuvent agacer le lecteur mais le ton du livre, qui s’adresse au public francophone, semble sincère. En tout cas rien ne permet d’affirmer que V.I. Stoichiţă cherche à réinterpréter ses souvenirs et les sentiments qu’il éprouvait ou l’idée qu’il se faisait de la situation en ce temps.

Même le communiste de la famille ne s’en sortait pas vraiment mieux

Les tableaux dressés, les scènes reconstituées, les histoires de vie rapportées battent en brèche les stéréotypes et la vision en noir et blanc à propos de la période dite stalinienne qui, en Roumanie, s’est prolongée au-delà de la mort de Staline et de la dénonciation de ses crimes par Khrouchtchev au XXe Congrès. A maintes reprises, l’auteur surprend le lecteur en ménageant une issue aux situations les plus inextricables et en mettant ainsi en lumière la capacité des victimes à l’emporter d’une manière ou d’une autre ou encore en pointant les conséquences inattendues du règne de l’arbitraire qui pouvaient se retourner contre ceux-là même qui en étaient les responsables. Par ailleurs, il trouve les mots justes pour évoquer une période sur laquelle on a tendance à faire impasse depuis la chute du communisme et sa condamnation en bloc, à savoir la période des ouvertures opérées par le régime entre 1964 et 1968.

L’histoire personnelle du prof d’anglais de l’auteur est effarante : arrêté en 1949, à dix-neuf ans, pour avoir collé les affiches d’un parti (libéral) déjà sorti de la circulation, il fut libéré en 1964. « Il avait l’air tout à fait normal, si ce n’était pas sa pâleur », se souvient l’auteur, lorsqu’il fait sa connaissance, quelques mois après sa libération (p. 186). Mais la prison, rappelle-t-il avec une certaine fierté, c’était aussi une « super-université » en ce temps. C’est là que son prof avait acquis son bel accent oxfordien et appris en détail la trame de toutes les tragédies de Shakespeare sans pourtant ne jamais les avoir lues » (p. 188). Vraisemblablement, cette « culture orale et clandestine » acquise et transmise par les rescapés des geôles surpeuplées par des intellectuels prestigieux a joué un rôle considérable dans la formation intellectuelle du futur historien d’art. En effet, on débattait aussi des idées de saint Augustin, Kant, Heidegger, Cioran ou Noïca lors de ces leçons d’anglais (p. 191).

Le goût de l’auteur pour les Beatles faisait partie des motivations qui expliquent son intérêt pour les cours privés d’anglais. Bannie des ondes, cette musique « occidentale » est très prisée par les jeunes qui se la procurent par les réseaux parallèles et organisent en privé des soirées rock. La musique et la danse ne sont pas les seuls domaines dans lesquels ceux qui savent s’en donner les moyens sont en phase avec l’Occident. Dans la famille de l’auteur, on lit aussi par exemple des livres interdits tel le Docteur Jivago du prix Nobel 1957.

Médecin et chercheur scientifique (p. 14), sa mère se met en quatre pour s’en sortir, achète du lait le matin, fait les courses, prépare des conserves pour l’hiver (p. 34), aide les proches de ceux qui avaient été arrêtés, se montre prête à vendre un « Gallé, cadeau de noces des Negresco, pour payer un préparateur » (p. 255), mais tous ces efforts ne sont pas vains, le rang est tenu, l’honneur sauvé, et, par exemple, l’auteur passe avec succès le concours très difficile d’admission aux Beaux-Arts, puis obtient une bourse pour l’Italie.

Somme toute, même le communiste de la famille, le frère de sa grand-mère dont l’engagement remontait aux études suivies à Paris dans les années 1920 et qui occupait une fonction « officielle » au sein du nouveau régime roumain ne s’en sortait pas vraiment mieux. Le Parti lui avait octroyé une belle garçonnière, 1re catégorie, mais il prenait ses repas chez sa sœur, réduite à tenir une petite pension (2 lei la Knödelsuppe, 3,50 lei le Wienerschnitzel…), et n’hésitait pas à s’humilier en protestant de sa bonne foi communiste dans une lettre envoyée au « camarade ministre » pour solliciter de menus avantages (p. 54-67).

Autre détail fourni par l’auteur qui en dit long sur la situation. Si les logements de sa famille à Cluj et Sibiu avaient été confisqués, occupés, nationalisés, ils se retrouvaient à leur tour dans un logement dont le propriétaire avait été exproprié. L’appartement dans lequel ils s’entassaient à Bucarest avait été obtenu grâce à l’intervention d’un personnage important du régime auquel son père avait rendu auparavant un service en le guérissant d’un ulcère duodénal chronique. Il avait appartenu à un général de l’armée de l’ancien régime qui s’était enfui à l’étranger (p. 11-12).

A l’approche de 1968

La roue a commencé tourner vers 1964, quand la ville s’est soudainement « remplie de revenants », les prisonniers politiques qui venaient d’être libérés aussi soudainement qu’ils avaient été arrêtés à la fin des année 1940. A partir de cette date, l’étau se desserre petit à petit, et l’auteur passe en revue les nouvelles opportunités qui se présentaient désormais aux anciens proscrits ou tout simplement à des personnes méritantes ne faisant plus nécessairement partie du Parti communiste (p. 251). En 1967-1968 les choses s’accélèrent :

 Nourris jusqu’alors de classiques censurés, l’avalanche des « modernes » déconcertait : Camus, Sartre, Ionesco (expressément interdit les années précédentes), Kafka, Joyce… Et le cinéma japonais (La femme des sables de Hiroshi Teshigahra), et la nouvelle vague française, et les Felini (…) On n’en croyait pas nos yeux, et la seule crainte était … que cela finisse. (p. 255)

Cela n’empêche pas l’auteur d’adopter une attitude réservée pendant et au lendemain les événements de 1968 : l’écrasement du printemps de Prague et la condamnation de l’intervention soviétique par Ceauşescu  qui atteint à cette occasion le sommet de sa popularité :

C’était en 1968. Partout en Europe, les étudiants bougeaient. Les nôtres aussi, mais au ralenti. Comme d’habitude, on attendait que les grands changements viennent d’ailleurs. Cet « ailleurs », pour nous, c’était Prague. On en parlait beaucoup, et notre regard sur le pays voisin était plein d’espoir, mais plus contemplatif qu’actif, car la vie estudiantine suivait encore les anciens sillages, tandis que l’espoir, lui, était souterrain. Je remarquais vite la force persistante d’une schizophrénie politique qui ne ménageait personne, mais que certains assumaient avec volupté. Il y avait des collègues s’orientant rapidement vers des postes de responsabilité dans l’association des étudiants communistes, ce qui leur garantissait des avantages, surtout au moment de la fameuse « répartition », à la fin de la scolarité. Dans les réunions de l’Association régnait la plus répugnante des langues de bois possibles, et aucun vent de renouveau ne se faisait sentir. On pouvait être un peu surpris (si on était naïf) en réalisant que les mêmes étudiants étaient ceux qui lisaient avec le plus d’intérêt les livres de Soljénitsine (interdit) ou d’Orwell (interdit lui aussi) et qui se passaient en sous-main les derniers 33 tours de Joan Baez, la diva pleurnicheuse des soixante-huitards américains. C’était évident, nous manquions d’esprit politique. (p. 277)

La belle revanche des nantis déchus

Comment interpréter la position de l’auteur et de ses proches appartenant aux générations plus âgées dont il se fait non seulement le chroniqueur mais aussi le porte-parole, comment expliquer sa position par rapport aux changements survenus ultérieurement ?

En reconstituant le discours familial dans les années 1950, qui l’a accompagné jusqu’à la maturité, V.I. Stoichiţă suggère un élément de réponse :

La vie va de l’avant, et elle doit aller de l’avant. Mais quel genre de vie ? L’égalité, en elle-même, est bonne, mais soyons lucides : elle ne pourra pas triompher. Les nouveaux maîtres feront de nouveaux esclaves. Et la soi-disant égalité sera seulement pour ces derniers. (p. 108)

On ne saurait cependant en rester à ce discours qui n’a rien d’étonnant dans un pays où « certains étaient plus égaux que d’autres ». Il est trop vague et contient davantage de questions que de réponses. Pour caractériser la démarche qui semble caractériser le petit monde du héros de ce récit, son auteur et ses proches il y a presque un demi-siècle il faut davantage. La quatrième de couverture du livre parle de la « posture résiliente » du narrateur. Cette piste mérite d’être prise en compte. En effet, la description très vivante et réaliste de cet auteur, les propos rapportés et les commentaires de l’auteur lui-même permettent de saisir le modus vivendi patiemment forgé par les victimes des abus du régime appartenant aux anciennes élites devant les adversités auxquelles ils avaient été confrontées. De ce point de vue, à regarder de plus près, le récit est avant tout positif, et on peut estimer que les anciens nantis ont fini par prendre une belle revanche par rapport au sort injuste qui leur avait été réservé. Les ouvertures qui s’en sont suivies n’ont pu que les conforter, même si elles ont été de courte durée, ils ont su en tirer profit.

La remarque qui figure en guise de conclusion du passage cité plus haut indiquecependant les limites de cette démarche de l’auteur, de ses proches, de son milieu social : « C’était évident, nous manquions d’esprit politique. »

Un modus vivendi ambigu

Telle qu’elle ressort du récit, la vision du monde de l’auteur et de ses proches apparaît sous le signe d’une triple absence. On cherche en vain un questionnement à propos du milieu social dont provient l’auteur et auquel il voue un véritable culte. Il en va de même pour d’éventuelles considérations sur le rôle que des facteurs autres qu’extérieurs, l’URSS et le Parti communiste roumain, auraient pu jouer dans le fonctionnement du régime en place. Même topographiquement, le petit monde du narrateur est parfaitement circonscrit, le centre de Bucarest, coupé du reste, et ne cherchant pas le contact. Enfin, plus étonnant encore, aucun personnage du récit n’est porteur d’une révolte à proprement parler, c’est-à-dire contre les injustices effectives générées par le nouveau régime politique. On sent le mépris, le dégoût devant l’absurdité de la situation, mais l’injustice, celle qui se donne à voir concrètement, n’est pas interrogée. Elle va de soi. Sans doute était-il sous-entendu que ce régime était injuste, mais il est perçu avant tout comme un corps étranger et s’est sur son absurdité que l’accent est toujours mis. Dans le contexte de l’époque marqué souvent par l’arbitraire, où le pouvoir s’arrogeait le monopole du discours critique, une telle vision et attitude empreintes de fatalisme est compréhensible, certes, mais jusqu’à un certain point. Dans un sens le modus vivendi construit dans ce milieu social repose sur cette triple absence. Ceci ne manquera pas de peser par la suite sur le cours de l’histoire roumaine.

En effet, c’est justement en pointant les injustices, telles qu’elles se donnaient à voir, grâce aux brèches du système, à ses contradictions, revirements, etc., que la contestation, la revendication sociale et la dissidence s’affirmeront à partir de la fin des années 1960. Or elles ont été très faibles en Roumanie. Pratiquement, des personnages comme le dissident Paul Goma et l’ouvrier Vasile Paraschiv font figure d’exception. Eux-mêmes mais aussi leurs vues et les revendications dont ils étaient les porteurs joueront donc un rôle marginal dans la période qui a suivi la chute du régime Ceauşescu, chute provoquée par les secteurs les plus réalistes de ce même régime dans la foulée de l’implosion du communisme en URSS et dans les autres anciens satellites. Les membres de la génération de V.I. Stoichiţă, formés à l’ombre et dans le culte des victimes appartenant à l’élite méritante de l’ancien régime, qui avaient su s’imposer grâce à leurs propres mérites dans divers domaines, qui ont su éviter autant que possible de se compromettre avec le régime communiste et se sont abstenus de répondre aux sirènes du nationalisme prôné par Ceauşescu, ont eu un destin plus singulier. Ils étaient a priori les mieux placés pour jouer un rôle de premier temps dans l’œuvre de restauration des valeurs abolies ou dévoyées par la dictature communiste, dans les tentatives de renouer avec le passé précommuniste roumain et de s’aligner sur les standards occidentaux. Tel ne fut pas tout à fait le cas parce que le modus vivendi qu’ils avaient réussi à négocier dans des conditions très difficiles à l’époque communiste allait les empêcher de l’emporter moralement par rapport aux leaders de l’après-1989 issus de la nomenclatura communiste désormais reconvertis à l’économie de marché et à la démocratie parlementaire. Aussi, pour pouvoir participer aux affaires du pays, ont-ils dû se contenter longtemps d’un second rôle. L’accusation d’élitisme portée contre eux allait souvent faire mouche sur le plan politique alors que le populisme de leurs adversaires, qu’ils dénonçaient à leur tour, se révélera d’une redoutable efficacité. Enfin, l’hégémonie sur le plan de la culture et des idées qu’ils exerçaient sans rencontrer de résistance majeure de la part de ceux qui au début des années 1990 poussaient les ouvriers à scander  « Nous travaillons, nous ne réfléchissons pas ! » allait être bousculée par les critiques formulées par des jeunes universitaires, bardés eux aussi de diplômes, en phase avec les formes de radicalisme en vigueur en Occident[3]. Les illusions de l’anticommunisme prôné par les « boyards de la pensée » perdront de leur pouvoir d’attraction sans entamer de quelque manière que ce soit le système d’oligarchie élective géré alternativement par une droite suffisante et une gauche démagogique et conservatrice.

Quelques repères chronologiques

Etabli à l’étranger depuis 1981, V. I. Stoichiţă n’est pas concerné par cette évolution. C’est peut-être la raison pour laquelle son récent témoignage est précieux. Wikipedia (ro) nous indique à son propos qu’il a enseigné à la Faculté des beaux-arts de Bucarest entre 1973 et 1981, après avoir obtenu sa licence à Rome et avant de partir pour l’Allemagne avec une bourse Humboldt. Pendant cette période, il a participé aux séminaires de Păltiniş, autour du philosophe Constantin Noïca (1909-1987, domicile obligatoire entre 1949 et 1958, condamné à 25 ans en 1959, libéré en 1964,  puis chercheur au Centre de logique de Bucarest), en compagnie notamment de Gabriel Liiceanu et d’Andrei Pleşu. C’est ce dernier qui correspond le mieux au parcours existentiel, intellectuel et politique que nous venons d’esquisser à partir du récit de V.I. Stoichiţă. Andrei Pleşu incarne à sa façon la succes story la plus éclatante et largement méritée que cette génération a pu connaître dans l’histoire récente roumaine mais aussi les limites infranchissables auxquelles elle s’est heurtée. Né un an avant V.I. Stoichiţă, en 1948, il a suivi un cursus similaire jusqu’en 1982 : chef de promotion à la Faculté des beaux-arts, chercheur à l’Institut d’histoire de l’art, boursier Humboldt à Bonn entre 1975 et 1977 puis à Heidelberg entre 1983 et 1984. Entre temps, en 1982, il est exclu du Parti communiste auquel il avait adhéré à 19 ans, en 1968, et mis à la porte de l’Institut suite à une sombre histoire de complot ourdi par une mystérieuse secte de la méditation transcendentaliste qui visait surtout les personnes considérées comme incommodes par le pouvoir. Ministre de la Culture du gouvernement Petre Roman en 1990-1991, puis des Affaires étrangères sous la présidence de Constantinescu (élu sur un programme anticommuniste) qui avait succédé à Iliescu (ex-communiste), il est à l’origine de plusieurs initiatives très appréciées, tels le Musée du paysan roumain et l’institut d’études avancées New Europe College destiné aux jeunes chercheurs. Leader d’opinion parfois controversé, véhiculant des idées plutôt de droite mais ouvert au débat, ce personnage a forcé le respect de nombre de ses contemporains parce qu’il est l’un des rares intellectuels réputés à avoir investi la politique afin de réaliser quelque chose de positif. On cerne mieux cependant sa personnalité en consultant les deux mémoires qu’il avait envoyés en 1982 à Ceauşescu pour demander sa réhabilitation :

Depuis 1971, quand j’ai fini mes études, et jusqu’à aujourd’hui je me suis efforcé d’exercer ma profession avec le plus grand sérieux en me mettant, avec toute ma capacité de travail, au service de l’art et de la culture roumaine. J’ai publié un grand nombre d’études et d’articles dans la presse, j’ai réalisé plusieurs séries d’émissions pour la radio et la télévision et je suis l’auteur de trois livres, bien reçus tant par le large public que par les spécialistes. Lors de ma spécialisation, j’ai tenu à Bonn, Düsseldorf et Dortmund plusieurs conférences sur l’art roumain, en estimant que c’était de mon devoir, une affaire d’honneur pour moi, que de la faire connaître et apprécier partout à sa vraie valeur. (…)

Blessé spirituellement par l’anéantissement, le temps d’un instant, de tant d’années d’efforts enthousiastes et par l’annulation de tous mes projets d’avenir (légitimes à mon âge, 33 ans), je m’adresse à vous camarade Secrétaire général, à votre humanité, en vous demandant de réexaminer mon cas, tel qu’il se présente objectivement. Je vous assure que tout ce que je désire est de pouvoir faire la preuve de ma foi, de ma loyauté à l’égard du pays, en participant au processus d’affirmation de nos valeurs sur le plan universel.[4]

Exhibée lors d’une polémique avec son ancien Premier ministre Petre Roman (né en 1946, fils d’un haut dignitaire communiste, ingénieur, chef de sa promotion, doctorat à Toulouse, 1970-1974, proche d’Iliescu pendant les événements de décembre 1989), ces lettres ont jeté un certain froid et alimenté des interprétations contradictoires, comme souvent dans ce genre de situation en Roumanie. La position d’Andrei Pleşu en cette occasion n’a pourtant rien d’étonnant et semble cohérente avec sa démarche avant et après cet « accident » qui a marqué sa carrière. Décidément, on a trop souvent tendance à dramatiser et à spéculer en Roumanie. Il est tout aussi déplacé de voir en lui un « collaborateur de la Securitate » comme le fait Petre Roman qu’un dissident. De la même façon, il est déplacé de traiter Petre Roman de communiste à cause de ses antécédents. On oublie trop souvent que c’est parmi les anciens « camarades » que l’on rencontre les partisans les plus déterminés du libéralisme. Pourtant ainsi vont les choses en Roumanie, ce qui ne manque pas de brouiller les repères. Décidément, dans ce pays, l’« esprit politique », pour paraphraser V.I. Stochiţă, continue de jouer des tours à ceux qui cherchent à y voir plus clair.

Nicolas Trifon

Paris, novembre 2014

 

 



[1] Actes Sud, 2014.
[2] Deux titres méritent d’être signalés sur la question du rapport nostalgique au passé communiste : Sunt o babă comunistă (trad. française Je suis une vieille coco), de Dan Lungu (2008) et Născut în URSS [Né en URSS], 2007, du Moldave Vasile Ernu, véritable best-seller en Roumanie.
[3] Cf. Sorin Adam Matei, Boierii mintii [Les Boyards de la pensée], Bucarest 2004 ;  Iluzia anticomunismului, coord. Vasile Ernu, Costi Rogozanu, Ciprian Siulea, Ovidiu Tichindeleanu, Chisinau, 2008 (cf. compte rendu dans http://balkans.courriers.info/article14234.html).

Des Valaques de Mathias Menegoz aux haïdoucs de Panaït Istrati



 
Intrigué par le titre, un mot nouveau qui sonne assez étrange en français, un peu désuet, puisqu’il renvoie à l’ancienne orthographe des Carpates, Carpathes ou encore Karpathes, mais qui passe bien en fin de compte, j’ai plongé dans la lecture de Karpathia de Mathias Menegoz sans trop savoir au départ si j’irai bien loin. 696 pages c’est beaucoup pour quelqu’un qui ne lit plus que très rarement des romans et qui était engagé sur plusieurs fronts en matière de lecture et écriture en ce moment. A ma grande surprise, je l’ai lu d’un bout à l’autre avec un plaisir tout particulier parce que du même ordre que celui que je devais éprouver vers l’âge de 12-13 ans en lisant Walter Scott ou encore Alexandre Dumas. En effet, Karpathia c’est du Dumas, mais écrit en ce début du XXIe siècle, sur un ton très XXIe siècle soucieux d’éviter toute remarque ou dérive frôlant ce qui peut faire figure de politiquement incorrect à l’égard des femmes, des pauvres, des minorités, etc., ce qui ne manque d’accentuer le décalage avec le contexte très XIXe siècle dans lequel se déroule le périple du personnage central du roman, un jeune noble hongrois, ancien officier de l’empereur, le comte Korvanyi. Héritier d’un vaste domaine, ce dernier quitte Vienne pour se rendre sur ses terres,  à la périphérie d’un Empire en pleine mutation, quelque part en Transylvanie. Une fresque historique, un roman d’aventures, paru dans une maison d’édition réputée surtout pour ses performances en matière d’autofiction et qui compte parmi ses auteurs Emmanuel Carrère et Marie Darrieussecq ou, pour ce qui est des Roumains cette année, Dumitru  Tsepeneag et Mircea Cărtărescu. Donc un roman historique, d’aventures, mais aussi autre chose. Quoi au juste je ăne saurais dire. Après l’avoir lu, je me suis mis à la recherche d’informations sur la question et c’est la déclaration du directeur de P.O.L., Paul Otchakovsky-Laurens, qui m’a semblé fournir l’explication la plus plausible bien que pas entièrement satisfaisante :

« Je n'ai aucune attirance pour le roman historique, qui me paraît relever de la littérature de jeunesse. J'ai donc ouvert le manuscrit avec beaucoup de réticences. Puis, je l'ai lu d'une traite. Etonné, je l'ai soumis à mon entourage, qui a porté le même jugement. En fait, je ne comprends toujours pas vraiment ce qui me plaît tant. » (cité par Eric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 11 septembre 2014).
En cherchant sur le Web, je suis tombé sur une brève allocution filmée de l’auteur qui raconte comment, en visite en Hongrie chez des membres de sa famille, il a voulu pousser plus loin et s’est rendu en Transylvanie où il est tombé sous le charme d’une région montagneuse remplie de mystères.  Enfin, dans un entretien, il évoquait ses ascendants souabes (colons de langue allemande installés par l’Autriche au XVIIIe siècle sur ses terres reprises aux Ottomans et dont des descendants vivent de nos jours en Hongrie et dans le Banat serbe et roumain). Cela peut expliquer, jusqu’à un certain point, pourquoi l’auteur réussit un véritable tour de force en se refusant de trancher à propos du contentieux opposant les Valaques aux Hongrois. A mon goût, la mise en scène de ces communautés qui se côtoient sans jamais se mélanger est l’aspect le plus passionnant du livre loin devant le destin héroïque/tragique du personnage central auquel elle sert de toile de fond. Difficile de dire dans quelle mesure les serfs, les serviteurs, les petits nobles, les paysans et les forains, les fonctionnaires civils et militaires de l’empereur, les Hongrois et les Tsiganes, les Sicules, les Saxons ou les Valaques évoqués reflètent les réalités historiques. L’auteur s’est beaucoup documenté, c’est certain, mais au fur et à mesure que l’on se déplace de Vienne vers l’est les choses deviennent de plus en plus embrouillées. Cela est surtout vrai pour les Valaques, les plus nombreux sur les terres de notre comte, comme dans l’ensemble de la Transylvanie, ces serfs pour la plupart, mais aussi contrebandiers, bandits, moines et autres popes qui devront attendre presque un siècle pour échapper au statut subalterne et prendre leur revanche.

Une chose est certaine, la reconstitution de l’atmosphère et des tensions qui prévalaient en ces temps agités est émouvante et invite le lecteur à se replonger dans un passé révolu mais qui a laissé des traces perceptibles encore de nos jours. Passionné par le détail, l’auteur évite tout jugement de valeur, tout propos malveillant au sujet des mille personnages qu’il met en scène, ce qui constitue un vrai exploit à propos de cette région dans laquelle les stéréotypes dépréciatifs comme valorisants ont la vie dure. Cela étant dit, la reconstitution à laquelle procède l’auteur exige parfois une bonne dose d’imagination, à propos par exemple des Valaques de l’époque sur lesquels on sait pas grand-chose en fin de comptes, sinon qu’ils n’avaient pas droit au titre de nation à l’instar des Sicules, des Hongrois et des Saxons. « Ils étaient non seulement serfs mais aussi membres d’une communauté méprisée à laquelle on ne donnait pas le nom de nation et qui n’avait aucun droit politique en Transylvanie », écrit l’auteur à la page 180.

Si la sympathie de l’auteur  va vers l’ancien officier de l’empereur, aristocrate au-dessus de la mêlée, qui vit et agit dans le culte de l’honneur, les faits et gestes des membres des communautés qui se trouvent sur ses terres et les alentours sont scrutés avec la minutie d’un entomologiste et la froideur d’un fonctionnaire autrichien. On le voit surtout dans l’évocation du monde obscur des mystérieux forestiers valaques, de leur organisation interne, des complots qu’ils ourdissent, de leurs actions vis-à-vis des serfs qu’ils tiennent sous leur coupe tout en les protégeant et en les vengeant contre les nantis. La description réaliste, sans concessions, de ces « forestiers », plus connus dans la région sous le nom de haïdoucs, est bien venue si l’on pense à l’instrumentalisation, à des fins nationalistes surtout, dont ils ont fait l’objet.

Pour une approche plus empathique du monde des haïdoucs, de ceux qui se trouvaient de l’autre côté des Carpates cette fois-ci, le lecteur pourra cependant se reporter au bel ouvrage de Panaït Istrati intitulé Présentation des haïdoucs, réédité par la maison L’échappée, quelques mois après la parution de Karpathia. Dans sa postface, Carmen Oszi cite une confession de l’écrivain d’origine roumaine qui donne le ton de ce livre paru pour la première fois en 1925 :

« Dans la fourmilière humaine, il y a des hommes qui n’ont pas assez de leur propre vie, de leur souffrance, de leur bonheur et qui se sentent vivre toutes les vies de la terre. Mille béatitudes ne les empêchent pas d’entendre un gémissement ; mille douleurs ne peuvent les priver d’une seule joie. Ce sont les hommes-échos : tout résonne en eux (…) Je suis un de ces hommes-là : je suis un haïdouc. » (p. 145).

Décidément, avec Panaït Istrati, les haïdoucs intègrent de plain-pied la galerie des révoltés contre toutes les injustices.

PS Les éditions L’échappée ont également réédité cette année la biographie signée par Monique Jutrin, Panaït Istrati, un chardon déraciné, tandis que les éditions Peter Lang publient Panaït Istrati de A à Z de Dolores Toma. Mathias Menegoz a reçu le prix Interallié 2014 pour Karpathia.

Nicolas Trifon


dimanche 14 septembre 2014

Απάντηση στον Ιωάννη Αβέρω



Το μαχητικό και υπαινικτικό άρθρο με τίτλο: «Oι Έλληνες Βλάχοι και η Αρμάνικη Φάρα. Ποιοί είναι και τι επιδιώκουν με την προπαγάνδα τους οι Αρμάνοι»   που υπογράφεται από τον Ιωάννη Αβέρωφ και δημοσιεύτηκε από την εφημερίδα «Το Βήμα» στις 9 Ιουλίου 2006, περιλαμβάνει μισές αλήθειες και μισά ψέματα, λάθη και κυρίως συντομευμένες παρουσιάσεις γεγονότων που χρειάζονται διευκρινήσεις. Θα περιοριστούμε να τις αναδείξουμε, χωρίς να μπούμε σε λεπτομέρειες, αφού αλλού είναι η ουσία.


Ο συγγραφέας του ποιήματος που κάποιοι το ανήγαγαν σε ύμνο των Βλάχων – ποιήμα που αναθεματίζει εκείνους που ξέχασαν τη γλώσσα των προγόνων τους- γεννήθηκε υπήκοος της Οθωμανικής Αυτοκρατορίας στο Μαλόβιστε της Πρώην  Γιουγκοσλαβικής Δημοκρατίας της Μακεδονίας και πέθανε ως γιουγκοσλάβος υπήκοος στο ίδιο χωριό που βρίσκεται κοντά στο Μοναστήρι (Μπίτολα). Η σύντομη παραμονή του στο Βουκουρέστι, όπου είχε ένα μικρό εστιατόριο και η θέση του επιβλέποντα που είχε για μικρό διάστημα στο ρουμάνικο λύκειο του Μοναστηρίου δεν κάνουν τον Μπελιμάτσε (1848-1928)  « ρουμάνο δάσκαλο ... που το ποίημα του μεταφράστηκε στα βλάχικα για τις ανάγκες του έθνους».
Δεν είναι 2000 άτομα αλλά 4000 άτομα που συμμετείχαν στο Βουκουρέστι στη συνάντηση της 23ης Μαίου (που είναι η επέτειος του οθωμανικού διατάγματος του 1905 που αναγνωρίζει το Βλάχικο Μιλλέτι). Οι σύλλογοι που απαρτίζουν τη «Αρμάνικη Φάρα» αριθμούν περίπου 7000 μέλη. Οι αριθμοί αυτοί προέρχονται από τον ρουμάνικο τύπο που δεν υποστηρίζει αυτή την πρωτοβουλία. Διευκρινίζουμε ότι στην απογραφή του 2002, 26.387 άτομα δήλωσαν Βλάχοι, από τους οποίους 14.258 δήλωσαν τα βλάχικα ως μητρική γλώσσα. Η βλάχικη κοινότητα της Ρουμανίας, την εποχή αυτή, αριθμούσε περίπου 100.000 ανθρώπους. Δεν προέρχονται όλοι από τις οικογένειες που έφτασαν κατά την περίοδο 1924-1932 για να εγκατασταθούν στη Νότια Δοβρουτσά. 
Δεν είναι παράξενο ότι σε μια χώρα που η Άκρα Δεξιά αριθμούσε ένα τέταρτο των ψηφοφόρωνν στις εκλογές του 1937, υπάρχουν πολλοί φασίστες ανάμεσα στους Βλάχους. Άλλοι ήταν φιλελεύθεροι, άλλοι κομουνιστές και άλλοι οπαδοί του Αγροτικού Κόμματος. Όταν εστιάζουμε στους πρώτους εξαιτίας της μυθολογίας που καλλιέργησαν, για λόγους που τους ξεπερνούν, ανοίγουμε το δρόμο σε παρερμηνείες που προκαλούνται από συντομευμένες παρουσιάσεις γεγονότων.Στην πραγματικότητα, ο Αβέρωφ α ποδίδει τη «βλάχικη  αναγένηση» που διαπιστώνουμε στα Βαλκάνια μετά την αποκατάσταση της ελευθερίας της έκφρασης και της δημιουργίας συλλόγων, στη δεκαετία του 1990, σε μια συνομωσία που διαπλέκεται από τους  παλιούς φασίστες του 1930. Αυτή η εξήγηση είναι ανεπαρκής 
Στην πραγματικότητα, η «βλάχικη αναγέννηση» στην Ελλάδα προηγείται αυτής των πρώην κομμουνιστικών χωρών αν και είναι διαφορετικής μορφής. Από την δεκαετία του 1980, διαπιστώνουμε τον πολλαπλασιασμό των βλάχικων συλλόγων και των βλάχικων δημόσιων εκδηλώσεων στη Ελλάδα που συνοδεύεται από τη δήλωση των συμμετεχόντων, με λιγότερη ή περισσότερη έμφαση, ότι ανήκουν στον ελληνικό κόσμο. Στις άλλες χώρες, η πολιτισμική αναγέννηση εκδηλώθηκε με την επιβεβαιώση της ιδιαίτερης ταυτότητας και σε κάποιες περιπτώσεις με εθνικές διεκδικήσεις. Το φαινόμενο αυτό είναι νέο γιατί το ρουμάνικο κράτος δεν συμμετέχει και γιατί ο ρόλος του, την περίοδο που χρηματοδοτούσε τα ρουμάνικα σχολεία (μεταξύ 1864 και 1913 στις περιοχές υπό οθωμανική διοίκηση και μέχρι το 1945 στην Ελλάδα), έχει κατηγορηθεί. 
Έτσι φτάνουμε στις βασικές θέσεις του Ιωάννη Αβέρωφ, που τις χαιρετίζουμε για δυό λόγους: συμμετέχει στις αλλαγές που  συνέβησαν τα τελευταία χρόνια σε μια μερίδα των Βλάχων και προχωρεί στην  κριτική του βλάχικου εθνικισμού. Μπορούν όμως να υπάρξουν επιφυλάξεις, όσον αφορά τον τόνο που υιοθετεί, τις εξηγήσεις που δίνει και τα συμπεράσματα στα οποία καταλήγει. 
Από την μια μεριά, ο βλάχικος εθνικισμός αποδίδεται αποκλειστικά στη βλάχική προπαγάνδα, που την καταγγέλει με τους ίδιους όρους που καταγγέλεται η ρουμάνική προπαγάνδα μέχρι πρόσφατα στην  Ελλάδα, ενώ όπως ο ίδιος ομολογεί,  η διαφορά είναι σημαντική. Στη Ρουμανία σήμερα πολλοί Βλάχοι αισθάνονται διαφορετικοί και διεκδικούν καθεστώς εθνικής μειονότητας. Από την άλλη, η κριτική του βλάχικου εθνικισμού είναι προβληματική γιατί δε φτάνει μέχρι το τέλος της επιχειρηματολογίας που διατυπώνεται. Το λέμε καθαρά: η κριτική αυτή είναι από πολλές απόψεις δικαιολογημένη, κυρίως από την άποψη του συντάκτη αυτού του κειμένου, απόψη που δεν είναι μοναδική ανάμεσα σε εκείνους που συμμετέχουν στη «βλάχικη αναγέννηση» σε ευρωπαϊκό πλαίσιο. Ναι, στα Βαλκάνια «αρεσκόμαστε συχνά στο μύθο, ο οποίος είναι θελκτικός και παρμυθητικός, ενώ η γνώση και η αυτογνωσία είναι συχνά οδυνηρές» και οι Βλάχοι δεν αποτελούν εξαίρεση από αυτόν  τον κανόνα. Στην πραγματικότητα,  «η καταγωγή δεν προκαθόρισε την ιστορική πορεία των Βλάχων, αλλά αντίστροφα η πορεία αυτής της εξέλιξης γέννησε τον αντίστοιχο προβληματισμό και για την όποια καταγωγή τους». Αυτό όμως ισχύει για όλες τις εθνικές συνιστώσες της νοτιοανατολικής Ευρώπης. Η αναφορά στον Ήλιο της Βεργίνας είναι εμβληματική. Προφανώς η «Αρμάνικη Φάρα» δε λέει ότι οι Βλάχοι είναι «οι μόνοι γνήσιοι απόγονοι των Αρχαίων Μακεδόνων που δεν ήταν Έλληνες», όπως επιβεβαιώνει ο Ι.Αβέρωφ, αλλά πολλά από τα μέλη τους το σκέφτονται μέσα τους, και εδώ είμαστε στην καρδιά του εθικισμού με τις εκφράσεις του τις πιο γελοίες και αποκρουστικές:  η οικειοποίηση ενός παρελθόντος μακρινού και η απόρριψη των άλλων διεκδικητών του, νόμιμων ή όχι. Πρέπει να υπενθυμίσουμε ότι οι σοβαρές επιστημονικές εργασίες δεν μπορούν με βεβαιότητα να υποστηρίξουν τη μια θέση ή την άλλη και οι συγγραφείς τους περιορίζονται σε υποθέσεις περισότερο ή λιγότερο αληθοφανείς. «Η «αρμάνικη εθνική μυθολογία όπως συμβαίνει με όλους τους εθνικισμούς, διατυπώνει μια ενιαία θεωρία καταγωγής» δηλώνει ο Ι.Αβέρωφ. Αλλά τι συμβαίνει με τους άλλους εθνικισμούς, χωρίς αμφιβολία παλαιότερους, των οποίων η οξύτητα στα Βαλκάνια είναι αδιαμφισβήτητη. Πραγματικά, τα επιχείρηματα που διατυπώθηκαν πιο πάνω δικαιολογούν την καταδίκη του βλάχικου εθνκισμού, αλλά ισχύουν και για τους εθνικισμούς που υποστηρίζονται από τα κράτη των Βαλκανίων. Αυτό δεν λαμβάνεται καθόλου υπόψη στο λόγο του Ι.Αβέρωφ. Χαρακτηρίζει τη βλάχικη προπαγάνδα υποπροϊόν που δημιουργήθηκε στο πλαίσιο της μετακομμουνιστικής εποχής, χωρίς να αναρωτηθεί ποιό είναι το «προϊόν». Το προϊόν όμως έχει όνομα, είναι ο ρουμάνικος, ελληνικός, αλβανικός και σλαβομακεδόνικος εθνικισμός. Δεν θα μπορούσα περισσότερο από τον Ι.Αβέρωφ να αποφανθώ για αυτό που αποκαλεί «βλάχικο εθνικό αίσθημα». Στην πραγματικότητα, αυτό που αντιμετωπίζουμε, στις αρχές αυτού του αιώνα, είναι η δήλωση με τις πιο πολλές και εννίοτε συγκεχυμένες μορφές της ιδιαιτερότητας που συγκαλύφθηκε από τις εθνικές ιδεολογίες που κυριάρχησαν στην περιοχή. «Είστε δικοί μας, αλλά ξεχάστε τις διαφορές σας» λένε επί της ουσίας στους Βλάχους. Aπέναντι σ’αυτή τη γεναιόδωρη αλλά υποθετική προτροπή, η επιλογή είναι περιορισμένη. Η εξέλιξη που διαπιστώνουμε τα τελευταία χρόνια είναι αντιφατική και διαφορετική σε κάθε χώρα, αλλά μαρτυρεί την ίδια τάση να εκδηλωθεί μια ιδιαιτερότητα, συχνά αγνοημένη, κρυμμένη, παραποιημένη. Στην Ελλάδα, οι Βλάχοι πέτυχαν να είναι ορατοί και σεβαστοί μέσω ενός πλούσιου πολιτισμικού ακτιβισμού (κυρίως με τα Ανταμώματα των Βλάχων) που συνοδεύεται από την επίμονη υπενθύμιση ότι ανήκουν στο ελληνικό έθνος, ενώ στη Ρουμανία προκάλεσαν έκπληξη, κόβοντας τους δεσμούς με αυτή που κάποτε περνούσε ως η μητέρα πατρίδα τους. Η σημερινή κατάσταση στα Βαλκάνια δε φαίνεται να δικαιολογεί τις ανυσηχίες του Ι.Αβέρωφ που βλέπει στο βλάχικο εθνικισμό ένα παράγοντα «επαύξησης της περιρέουσας ατμόσφαιρας στα Βαλκάνια». Πιο ανησυχητική είναι αντίθετα η προοπτική σκλήρυνσης και μετατροπής της βλάχικης πολιτισμικής αναγέννησης σέ εθνικισμό, αναγκαστικά περιορισμένο: βλάχικο σε κάποιους Βλάχους, ελληνικό, ρουμάνικο, σλαβομακεδόνικο ή αλβανικό σε αυτούς που διαφωνούν μαζί τους. Ποιά είναι σήμερα η πορεία της βλάχικης αναγέννησης; Ένα πράγμα είναι σίγουρο. Διαφέρει από τη μια χώρα στην άλλη. Στις πρώην κομμουνιστικές χώρες, όπου το Σύνταγμα παραχωρεί το καθεστώς της εθνικής μειονότητας σε ομάδες μικρότερες από τους Βλάχους, η διαδικασία για να αποκτηθεί αυτό το καθεστώς φαίνεται αναπόφευκτη. Το καθεστώς αυτό έχει αποκτηθεί στην Πρώην Γιουγκοσλαβική Δημοκρατία της Μακεδονίας, η διαδικασία αυτή πραγματοποιείται τώρα στη Ρουμανία, ενώ διαδικασίες αυτού του είδους διατυπώθηκαν πρόσφατα στην Αλβανία, όπου αναγνωρίστηκαν μόνο ως εθνοτική ομάδα . Αντίθετα, θα ήταν μάταιο να αναμένουμε μια τέτοια διαδικασία στην Ελλάδα, της οποίας το Σύνταγμα, αρκετά παλαιότερο, δεν προβλέπει τέτοιο καθεστώς για τις μειονότητες. Μια θετική εξέλιξη σε ευρωπαϊκό πλαίσιο είναι απόλυτα εφικτή σ’ αυτή τη χώρα. Για παράδειγμα σε μια χώρα σαν τη Γαλλία, της οποίας το Σύνταγμα δεν προβλέπει ιδιαίτερο καθεστώς για τις μειονότητες και τις γλώσσες τους, οι λεγόμενες «περιφερειακές κουλτούρες», η βάσκικη, η η αλσατική, η βρετόννικη γνώρισαν αξιοσημείωτη ανάπτυξη τις τελευταίες δεκαετίες. Μια τέτοια εξέλιξη μπορεί εύκολα να επιχειρηθεί στην Ελλάδα, όπως μαρτυρεί η επιτυχία των μουσικών και φολκορικών θεαμάτων και η πληθώρα των μελετών και των ερευνών που αφορούν τους Βλάχους. Αλλά θα έπρεπε για να συντελεσετεί πρόοδος πιο ουσιαστική, να ξεπεράσουμε τα ταμπού που βαραίνουν στις δημόσιες συζητήσεις, να πάψουμε να αντιλαμβανόμαστε την ιστορία  και την πολιτική ως αποτέλεσμα απόκρυφων συνομωσιών και να βρούμε τρόπους εγκαθίδρυσης  κλίματος χαλαρότητας. Δυστυχώς, ο Ι.Αβέρωφ δεν ασχολείται με αυτό το στόχο.
Τελικά, υιοθετεί τη θέση των Ρουμάνων εθνικιστών  βλάχικης καταγωγής που δηλώνουν ότι οι Βλάχοι που ζουν στη Ρουμανία είναι Ρουμάνοι. Στην πραγματικότητα, στην Ελλάδα οι Βλάχοι είναι Έλληνες, στην Αλβανία Αλβανοί και ούτω καθεξής. Μια πιο ψαγμένη ανάλυση που λαμβάνει υπόψη τις βαλκανικές πραγματικότητες θα μας επέτρεπε να μη μείνουμε μόνο σ’αυτή την προφανή αλήθεια.
 
Νicolas Trifon


vendredi 15 août 2014

Retour dans les Balkans avec Guillaume Lejean



Les lettres, mémoires, rapports de mission issus des archives et articles parus dans des publications spécialisées telles que le Bulletin de la Société de géographie ou destinées à un large public (la Revue des deux mondes, le Magasin pittoresque…) réunis pour la première fois dans l’épais volume qui vient de paraître aux éditions Non Lieu rendent enfin disponibles les travaux de Guillaume Lejean (1824-1871), un auteur qui a connu son heure de gloire du temps de Napoléon III et qui demeure une référence pour les géographes et les historiens[1]. L'introduction est signée par la biographe du voyageur-géographe, le choix des matériaux, leur présentation, la postface et l'appareil de notes, très fourni, par l'historien Bernard Lory. Il s’agit d’un travail d’édition remarquable à tout point de vue. Pour rendre accessible une œuvre aussi disparate, rédigée dans un langage dont certaines tournures peuvent surprendre de nos jours et surtout identifier des faits, rectifier des erreurs, rendre intelligibles des ethnonymes, toponymes et autres anthroponymes orthographiés à l’ancienne ou sortis d’usage depuis longtemps, pour contextualiser certaines affirmations, il fallait faire des recherches ardues dont on imagine difficilement de l’extérieur l’étendue et le caractère fastidieux. Pour une publication papier (et pas seulement d’ailleurs), seule une édition rigoureusement annotée présente un réel intérêt à l’heure où tant de documents sont disponibles à l’état brut sur la Toile, et donnent lieu à des interprétations souvent tendancieuses ou tout simplement délirantes sans rapport avec le contexte dans lequel ils ont été rédigés.

Comme chez nombre de ses contemporains, les formules méprisantes et infantilisantes, les jugements à l’emporte-pièce énoncés sur un ton de supériorité à propos des diverses races des Balkans ne manquent pas dans les écrits de Lejean. Prenons les Valaques, ceux du nord du Danube, les Roumains, à ne pas confondre avec ceux de Macédoine, d’Epire et de Thessalie, les Aroumains qu’il appelle Valaques du Sud ou encore Zinzares (p. 372). Dans une lettre écrite en juin 1857, à la veille de la naissance, grâce notamment à l’appui de Napoléon III, de l’Etat moderne roumain (janvier 1859), il en dresse un tableau haut en couleur assez déroutant à premier abord :

“Quelle singulière nation ! Des enfants qui se croient des hommes, mais du moins des enfants sympathiques.  Les Serbes, que j’admire bien davantage, sont dignes mais un peu roides. Les Roumains sont les Français du Danube, avec une certaine ingénuité en plus ; seulement ils tiennent à ne pas être ingénus. Leur cordialité est charmante et leur dévouement sincère. Le sentiment ne leur manque pas ; c’est la solidité, le sérieux, la moralité qui leur manquent. Je leur dis quelquefois : Vous êtes des enfants, et déjà vous êtes vieux et gangrenés jusqu’à la moelle. Ils me répondent : C’est le fait des phanariotes. Eh ! Morbleu, laissez-là les phanariotes, et corrigez-vous ! J’aime quelques individus mais pas la masse. Il m’a paru que les paysans valent mieux, si affaissés qu’ils soient ; quant à l’aristocratie c’est une étable d’Augias[2]. Entrez dans un salon, et vous pouvez dire tout d’abord : neuf sur dix de ces hommes sont des voleurs ; neuf sur dix de ces femmes sont des… ou le seront. Une frivolité, une légèreté, une paresse, un luxe inouïs, et, pour suffire à des dépenses folles, des ressources honteuses ou l’exploitation impitoyable du klakasch (paysan corvéable). Il est vrai que la boyarie confiant aux Tziganes  bohémiens l’éducation de ses enfants et la conduite de ses voitures, on voit d’où sort chaque génération.” (P. 268.)

Les Valaques ne sont évidemment pas les seuls à avoir droit à de tels raccourcis désobligeants, et les généralisations sont d’un goût douteux, même quand elles se veulent bienveillantes comme dans le cas des pacifiques laboureurs bulgares et des vaillants guerriers serbes.

Pour être déplaisante rétrospectivement, la rhétorique centrée sur la psychologie des peuples qui abonde dans les écrits des voyageurs, géographes et diplomates occidentaux parcourant le Sud-Est européen ne devrait pas nous faire perdre de vue le fait que c’est à ces écrits que nous devons pour l’essentiel les maigres connaissances que nous détenons sur la région et ses habitants. En critiquant le « balkanisme » forgé de l’extérieur, on devrait rappeler le silence qui a longtemps prévalu dans ces pays à propos de leur histoire, de la vie quotidienne, des coutumes... Les raisons d’un tel mutisme sont complexes, et le poids de l’administration ottomane est sans doute pour beaucoup, mais ce n’est pas une raison d’en faire abstraction. C’est le reproche que je ferais à Maria Todorova, auteure d’un ouvrage par ailleurs incontournable dont on ne peut que saluer la traduction en français[3]. L’arrivée des Etats-nations allait changer la donne, en favorisant l’émergence sur place d’intellectuels et d’experts souvent de valeur et d’un public désireux de connaître l’histoire et les réalités de son pays. Dans un sens, on ne peut que s’en féliciter, tout en déplorant l’usage nationaliste de l’histoire forgée dans ces conditions. Le peu d’attention accordé à l’histoire et aux réalités communes de la région constitue une autre conséquence de cette évolution, plus rarement prise en compte. Aussi, dès lors qu’il s’agit de l’histoire de l’ensemble de la région, surtout pendant la période qui précède l’entrée en lice des Etats nationaux, à moins de se contenter des versions proposées par chacune des histoires nationales, on est conduit à recourir aux données, descriptions et analyses fournies par des auteurs extérieurs. Cela vaut jusqu’à une date récente, les choses étant justement en train de changer, y compris grâce à un livre comme L’imaginaire des Balkans de M. Todorova. Cette auteure est bulgare, certes, mais son livre a été écrit en anglais aux Etats-Unis et s’inscrit dans une démarche initiée par les travaux sur l’orientalisme du Palestinien Edward Said qui enseignait également aux Etats-Unis et écrivait en anglais[4].

On ne saurait donc en vouloir à Lejean pour ses écarts stylistiques et, pour revenir au passage que nous venons de citer in extenso, on peut faire remarquer que, pour être déconcertant, il n’est pas moins saisissant pour ce qui est de la critique de l’« aristocratie » roumaine. S’il épouse certains préjugés de son temps, Lejean, qui était issu de la paysannerie bretonne, est aussi un observateur attentif et fait preuve d’une extrême honnêteté intellectuelle dans ses descriptions.
Pour compléter le tableau des Valaques, rappelons, avec Marie-Thérèse Lorain (p. 11), que Lejean a dû côtoyer à Paris les « nobles proscrits » roumains de la révolution de 1848 dans les cours de Jules Michelet au Collège de France (les frères Bratianu, Constantin Rosetti, Ion Ghica) et qu’il s’est appuyé parfois sur les travaux des « savants indigènes » de Iasi et de Bucarest (Mihail Kogalniceanu, August Troboianu Laurian, Cezar Boliac) mais aussi de Belgrade (p. 48), ce qui fait de lui un « passeur » entre « la jeune recherche scientifique balkanique et les cercles savants parisiens », pour reprendre les mots de Bernard Lory (p. 61 et 437).

Sur les routes des Balkans, d’une découverte à l’autre[5], Lejean poursuivait un but assez précis : établir une carte ethnographique de la Turquie européenne, c’est-à-dire combler les taches blanches des cartes établies par ses prédécesseurs. Elysée  Reclus l’a reprise dans sa Géographie universelle en sorte que cette carte en couleur a marqué durablement la perception de la répartition des populations dans les Balkans et joué un rôle considérable lors des négociations portant sur le partage de la région après la fin de l’Empire ottoman. Dans sa postface, Bernard Lory écrit :

« Sans le savoir, avec le désir naïf de classification de l’érudit de cabinet, Lejean contribue au processus de discrimination nationale qui va déchirer les Balkans jusqu’à nos jours. Il fournit des arguments aux tenants de l’Etat-nation qui militent pour  des territoires ethniquement homogènes et qui n’hésiteront pas à convertir, dénationaliser, déporter ou massacrer ceux qui ne rentrent pas dans le grand dessin unificateur. Par ignorance, Lejean a fait figurer de grandes zones monochromes sur sa carte, qui laissent entendre que des Etats homogènes sont facilement réalisables dans les Balkans. » (P. 440-441.)

Cette conclusion est peut-être en peu sévère pour le Lejean. En effet, en dessous de la carte publiée par Elysée Reclus figure la légende suivante : « Cette carte ne peut avoir qu’une valeur approximative. La plupart des populations de races et de langues diverses sont entremêlées et non juxtaposées. »[6]

Nicolas Trifon





[1] Voyages dans les Balkans, 1857-1870 / Guillaume Lejean ; textes édités et présentés par Marie-Thérèse Lorain et Bernard Lory. - Paris : Non lieu, 2011. - (493 p.) : ill.. - ; 24 x 16 cm. - (Via Balkanica)
[2] Roi légendaire dont les écuries étaient tellement sales qu’il était impossible d’y pénétrer.
[3] Maria Todorova, L’imaginaire des Balkans, Paris : Editions EHESS, 2011.
[4] Paru en 1997, Imagining the Balkans été traduit en 1999 en bulgare et en serbe, en 2000 en roumain et en grec, en 2001 en slovène et en macédonien, en 2003 en turc et en 2006 en albanais.
[5] Il est par exemple le premier à faire état de l’existence des Gorani, musulmans slavophones du Kosovo, qu’il a rencontrés lors de la traversée du Sar en 1869 (p. 373-374). 
[6] Nouvelle Géographie universelle. 1, L’Europe méridionale, Paris : Librairie Hachette, carte n° 24, p. 136.

Ceauşescu şi Toma Caragiu


Extras din Stăpânul secretelor lui Ceauşescu : i se spunea Machiavelli, Stefan Andrei în dialog cu Lavinia Betea, Bucureti : Editura Adevărul, 2011, p.  247 :

Altă chestiune depre cunoştiinţele lui Ceauşescu. Îi zic : « Tovarăşe Ceauşescu, să dăm mai multe gurse pentru greci şi să încurajăm venirea machedonilor în România. Între cele deouă războaie şi chiar înainte de Primul Război mondial, s-a dat oarecare importanţă românilor din Balcani. Vreo 70 000 de persoane au venit aici, în 1923, din Machedonia grecească, dar şi din Albania. Printre oamenii de valoare care se trag de acolo e şi Toma Caragiu. « Ce Toma Caragiu ? » zice Ceauşescu, părinţii lui au stat în Cadrilater, de acolo s-au mutat la Bacău, apoi la Ploieşti ». « Nu, domnule, e român », a spus apoi Pană*** Am dormit cu el în pat ».
Chiar aşa ?
O expresie. Si a doua zi merg la Pană. « Uite tovarăşe Pană, , este o carte a lui Caragiu. Povesteşte cum a plecat de acolo, cum a ajuns în Cadrilater ». Dămi-o şi mie ! Dar hai să nu-i zicem Tovarăşului, să nu-l jignim, să rămână cu încăpăţinarea lui, aşa cum crede el ». Aşa a fost şi cu altele. Cu sistematizarea satelor. (…)

*** Muncitor, studii la seral, secretar cu propaganda în capitală, s-a ocupat la început de refugiaţii greci (p. 24).

PS Desigur, intenţia fostului ministru de externe era să-şi bată joc de incultura şefului şi colegului său. Ceea ce mi se pare interesant de reţinut este că chiar şi Ceauşescu ar fi putut să încerce să joace cartea aromână în Balcani.

mercredi 23 juillet 2014

L’emprise de Moscou sur la République de Moldavie : Géoéconomie, mai 2014



Résumé/abstract
Ni  l’héritage soviétique en matière de frontières, la question des minorités, pas plus que les pressions et les chantages ne sauraient expliquer la dépendance de la République de Moldavie à l’égard de Moscou. Le voisin russe conserve encore un pouvoir d’attraction trop souvent sous-estimé. Aussi la Fédération de Russie a-t-elle  le pouvoir de bloquer le rapprochement en cours de la République de Moldavie avec  l’Union européenne sans que l’Union eurasiatique  fasse pour autant figure d’alternative satisfaisante à moyen ou  long terme.
The Republic of Moldova's dependence on Moscow cannot be explained solely by the Soviet legacy of frontiers, nor by the issue of minorities, nor even by political pressure and blackmail.The Russian neighbour's power of attraction is still too often underestimated. This is why the Russian Federation has the power of impeding the current endeavours of the Republic of Moldova to draw closer to the European Union, while the Eurasian Union is far from being a satisfactory alternative in the medium or long term. 

Depuis l’occupation de la Crimée par la Russie, faisait récemment remarquer un jeune sociologue moldave, Facebook est devenu un champ virtuel de bataille pour les nombreux opposants  à l’intervention russe alors que l’autre camp est resté silencieux tout en agissant avec détermination dans la dimension réelle, en Crimée, sans même livrer bataille. Sur Facebook, on est inscrit dans des « groupes », on discute entre « amis », il est donc peu probable que les roumanophones  aient à affronter des contradicteurs russophones. Aussi, leur combativité ostentatoire cache-t-elle à peine leur propre impuissance et celle de tout un pays, la République de Moldavie (1) . La situation est encore plus inquiétante envisagée sous un autre angle : à regarder de plus près, on constate que dans l’espace public réel, dans la rue, dans les magasins, les bus, à Chisinau et dans les autres villes du pays, les uns et les autres évitent soigneusement d’évoquer l’offensive de la Russie de Poutine… De quoi ce silence est-il le nom ?
La République de Moldavie (RM) est un cas de figure géopolitique biscornu. Son territoire correspond au flanc oriental de la principauté de Moldavie dont elle fut détachée en 1812, date à laquelle elle entre dans la composition de l’Empire russe. A la faveur de la révolution russe de 1917, cette province connue aussi sous le nom de Bessarabie proclame son indépendance. Quelques mois plus tard le soviet (conseil) du pays vote l’union avec la Roumanie. Cédée à  l’URSS par le traité entre Hitler et Staline en 1940, reprise par l’armée roumaine alliée des nazis un an après, elle sera une des seize républiques socialistes soviétiques au lendemain de la guerre. Comme ces dernières, elle proclame son indépendance en août 1991.
Les allers et retours occasionnés par l’histoire ont laissé des traces dans ce pays situé dans une zone de frontière par excellence. Frontière géographique puisque c’est ici que finit la culture de la vigne, principale richesse du pays, et que c’est au-delà du Dniestr que commence la grande plaine russe qui se prolonge jusqu’aux steppes de l’Asie centrale. Frontière politique aussi puisque c’est sur le fleuve qui sépare ce territoire de la Roumanie que s’arrêtait l’Empire tsariste puis de l’URSS.
La proclamation de l’indépendance de la RM a surpris, ce territoire étant encore moins apte aux yeux des observateurs à constituer une unité étatique autonome que la Bessarabie d’autrefois. En effet, ses frontières, comme celles des autres républiques soviétiques, ont été tracées en sorte que le centre, Moscou, conserve son emprise, donc sans rapport avec son éventuelle  viabilité en dehors de l’Union. Pourtant, vingt-trois ans après, la RM est toujours là. Plutôt que de se risquer à des considérations forcément hasardeuses sur son avenir, il convient de faire le point sur les causes et les formes de manifestation de l’emprise de Moscou sur cette république. Quelle que soit la formule que la RM sera amenée à adopter, cette emprise pèsera sur son évolution.
La particularité de la RM dans l’espace fédéral soviétique était d’avoir été la seule république qui ait appartenu pendant l’entre-deux-guerres à un Etat voisin avec lequel elle partageait la langue et les principales références culturelles et historiques. Lors du démembrement de l’URSS, cela pouvait sembler constituer un atout. Ce fut un handicap, comme auparavant, le principal souci des autorités soviétiques ayant été d’empêcher toute communication entre les deux, alors que la Roumanie appartenait au même camp, socialiste. Avant même la proclamation de l’indépendance de la RM, la Transnistrie faisait sécession (septembre 1990) sous le nom de République moldave du Dniestr (RMD)  invoquant le danger d’union avec une Roumanie qualifiée sans détour de fasciste en raison du comportement de certains de ses dirigeants par le passé. Répréhensible pendant l’entre-deux-guerres, criminel pendant la Seconde Guerre lorsque les troupes roumaines ont « administré » la Transnistrie, ce comportement a donné lieu en URSS à une propagande antiroumaine d’une rare violence, fondée sur l’assimilation des Roumains aux fascistes. La Transnistrie, territoire non moldave à l’origine, a été agrégé par les Soviétiques à l’ancienne Bessarabie devenue République socialiste de Moldavie, qui perdait en cette occasion des régions situées au sud et au nord, cédées à l’Ukraine. Précisons d’emblée que le contentieux de la Roumanie avec la Russie est ancien. La formation de l’Etat roumain moderne (en 1859, après la guerre de Crimée) correspondait à la volonté des puissances européennes  de stopper l’expansion de la Russie vers les mers chaudes. La nation roumaine s’est faite/a été constituée contre la Russie. Le vécu historique des Moldaves, si l’on pense au XIXe siècle et à l’après-guerre, est donc différent de celui des Roumains, surtout par rapport à l’héritage russo-soviétique. Il en va de même du paysage linguistique puisque, pendant l’entre-deux-guerres roumain, le russe concurrençait dans les faits le roumain comme langue de communication en Bessarabie.
Difficile de dire si la RM se dirigeait pendant les années 1990-1991 vers une réunion avec son voisin occidental et si elle le fera un jour. En tout cas cette idée fait peur à la plupart des citoyens ethniquement non moldaves de ce pays et ne fait pas l’unanimité parmi les Moldaves, l’option unioniste ne concernant qu’une petite minorité. Préoccupée par l’intégration de l’Otan et l’entrée dans l’Union européenne (UE), la Roumanie s’est montrée prudente face à la RM, se refusant de prendre l’initiative tout en fournissant une assistance culturelle considérable. Les relations entre les deux pays auront connu plusieurs crises graves dues pour l’essentiel à la méfiance affichée par les dirigeants moldaves soucieux de ménager Moscou et les russophones. A la veille du sommet de Vilnius, le 27 novembre 2013, le président roumain Traian Basescu, dont le mandat prendra fin en novembre 2014, prenait de court les observateurs en déclarant que l’union avec la Bessarabie était le prochain objectif de la Roumanie, tout en précisant que ce n’était pas pour demain.

 Le retour en force des nations après 1991
La RM se singularise également sur un autre point. A chacune des républiques soviétiques correspondait une nation, une langue, une histoire. Dans certains cas, en Asie centrale par exemple, elles ont été forgées au lendemain de l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. Même en Ukraine, le corpus national actuel a été partiellement mis en place dans les années 1920. Pour la Moldavie, afin de la différencier de la Roumanie et de légitimer son incorporation à l’URSS, on a forgé de toutes pièces une nation, une langue, une histoire moldave, distinctes de celles roumaines. La fiction semblait être en passe de devenir réalité quand un événement inattendu survint : la déclaration de souveraineté (mai 1990) puis un an après la proclamation de l’indépendance de la RM. La nation, conçue dans le cadre soviétique comme une forme d’organisation politique destinée à disparaître dans le cadre de la fusion des peuples au sein de la patrie soviétique, revenait au grand jour et devait jouer désormais un rôle de premier plan. Il y a aujourd’hui un Etat moldave mais au nom de quelle nation ? Roumaine ? Moldave ? La confusion qui en découle est pour beaucoup dans l’« originalité » du cas moldave dans l’espace soviétique. Pour le reste, les Moldaves se retrouvent dans la même situation que d’autres populations constituées en nations à l’époque soviétique et dotés de républiques fédérées sous l’égide d’une Fédération de Russie dont le statut était particulier dans ce sens que les Russes avaient vocation, à l’époque soviétique, comme à l’époque impériale d’ailleurs, d’être « plus » qu’une nation. En proclamant leur indépendance, ces républiques devenaient du jour au lendemain des Etats nations. Presque personne ne s’attendait à cela, certains s’en sont réjoui, d’autres s’y sont résigné. Il n’en allait pas de même pour la Russie et les anciennes républiques fédérées allaient en faire les frais lors des confrontations entre les nations en titre et les minorités nationales présentes sur leur territoire, des minorités faciles à repérer de par la double identification des personnes  en termes de citoyenneté et de nationalité en vigueur en URSS. Les Russes seront peu enclins d’endosser le rôle de minoritaires et les minorités non russes feront bloc autour d’eux sous la bannière de la russophonie, tandis que la Russie leur apportera un soutien sans faille. Dans son acception politique, le terme de russophonie désigne non pas tous ceux qui parlent (aussi) le russe,  mais les partisans de l’usage du russe comme langue de communication, le plus souvent au détriment des langues nationales, c’est-à-dire du letton en Lettonie, du moldave (ou roumain) en RM, etc.
Dès lors qu’ils se projettent à l’échelle de la  Roumanie, dans l’hypothèse où l’actuelle RM rejoindrait cet Etat qui se définit comme étant celui de la nation roumaine, les citoyens moldaves de nationalité ukrainienne, russe ou gagaouze s’inquiètent à l’idée de voir leurs positions fragilisées. Pour l’instant, leur poids demeure important, ils représentent un peu plus qu’un cinquième de la population, même si leur statut n’est plus le même qu’auparavant quand les Moldaves, davantage présents dans les campagnes que dans les villes, occupaient une position plutôt subalterne dans leur propre république à cause des suspicions qui pesaient sur eux en raison de la proximité de la Roumanie. Aussi la nation moldave a-t-elle de nombreux partisans parmi les non-Moldaves, les minoritaires mettant volontiers l’accent sur les différences qui opposent les Roumains et les Moldaves. Les Moldaves de nationalité moldave sont eux aussi sensibles à ces différences. Même conscients des liens qui les rattachent aux Roumains, nombre d’entre eux se disent Moldaves pour une multitude de raisons pouvant aller de la méfiance à l’hostilité à l’égard des Roumains sans oublier tous ceux qui estiment être moldaves puisqu’ils sont citoyens de l’Etat de ce nom.
Les statuts des minorités en RM sont  très avancés au regard des standards internationaux. Les Gagaouzes (turcophones de confession  chrétienne), qui représentent 4,2  % de la population, ont par exemple leur propre « unité administrative autonome » qui bénéficie de prérogatives similaires à celles d’une république autonome. Nous sommes loin de la législation contraignante pour les non-nationaux des pays baltes, ce qui n’empêche pas les représentants des minoritaires de pousser toujours plus loin leurs revendications. Plus choquant est le peu d’intérêt accordé par les roumanophones, y compris de ceux qui ne se disent pas roumains mais moldaves, aux problèmes des minoritaires et à leur intégration, ce qui ne s’explique pas seulement par le fait qu’à leurs yeux les Ukrainiens (8,4  %), les Russes (5,6  %) et les Gagaouzes auraient déjà des droits exorbitants.
Entre la Transnistrie sécessionniste, où les habitants roumanophones (2) sont en permanence sous pression, et la RM la rupture est totale depuis le cessez le feu de juillet 1992. Au sein de la RM, en revanche, l’entente est devenue avec le temps presque cordiale. Selon les éditions successives du Baromètre de l’opinion publique, les relations interethniques et la Transnistrie arrivent en toute dernière position des sujets d’inquiétude des habitants de la RM. Mais cela peut toujours recommencer et les surenchères apparaissent cycliquement sans que l’on sache toujours si c’est du fait des minoritaires et de leurs représentants ou d’une décision venant de Moscou qui dépasse l’enjeu régional. Dans les mois qui ont précédé le sommet de Vilnius, la RMD décidait subitement d’établir des frontières d’Etat, le Parlement gagaouze faisait état de ses craintes quant à un hypothétique changement de la législation linguistique, tandis que les responsables du raion (département) de Trakalia demandaient un statut d’autonomie régionale pour les Bulgares (1,9 % de la population). Au lendemain de la signature de l’accord de partenariat les dirigeants de Tiraspol réitéraient la demande de rattachement de la RMD à la Russie et à la mi-décembre 2013 proposaient l’adoption par la Constitution d’un article précisant que « la loi transnistrienne fait partie intégrante de la loi fédérale de la Fédération de Russie », tandis que le 2 février 2014 les Gagaouzes se prononçaient à 97,2 % contre l’accord avec l’UE et à 98,9 % pour le droit à se séparer de la RM lors d’un référendum consultatif organisé dans leur « unité administrative autonome » (3).

On peut estimer que, depuis l’éclatement de l’URSS, en s’appuyant et en s’alignant sur Moscou, parfois de manière provocatrice, les minoritaires russes et non russes ont beaucoup à gagner et ne courent pratiquement pas de risque alors que la loyauté aux nations en titre présente peu d’intérêt. Décidément, le passage de l’« empire » à l’Etat nation est souvent vécu comme dégradant par les minorités. Cela ne vaut pas seulement pour la Moldavie. En Lituanie par exemple les Polonais ont tendance à faire front commun avec les Russes face aux Lituaniens et cela malgré les appels à la modération de Varsovie. Dans l’Ukraine voisine, les citoyens de nationalité roumaine et moldave votent plutôt pour le Parti des régions et certains dirigeants n’ont pas manqué d’exprimer leur hostilité à l’égard des manifestations en faveur de la démocratie de la place Maidan bien avant l’adoption précipitée de la loi pénalisant le russe et les langues des minorités. En RM et en Transnistrie, les minoritaires ukrainiens regardent plutôt vers Moscou que vers Kiev. Inutile d’insister sur les effets déstabilisateurs en matière de gouvernance de cette relation si particulière entre les minorités et Moscou.
Les pressions directes, le chantage
Aux raisons « objectives » liées aux frontières fixées lors de l’installation du pouvoir soviétique et aux rapports privilégiés entre les minorités et l’ancien centre il faut ajouter les pressions directes et le chantage, qui ont commencé très tôt, au lendemain même de la proclamation de la souveraineté,  pour converger dans une seule direction : une dépendance accrue de Moscou. Les pressions sont d’ordre aussi bien militaire (intervention de la XIVe armée lors de la guerre opposant les sécessionnistes transnistriens au gouvernement de la RM au printemps 1992, maintien de cette armée jusqu’à nos jour) que diplomatique (les interlocuteurs russes ont délibérément fait capoter les nombreuses négociations internationales destinées à trouver un règlement équitable au conflit), économique (blocage périodiques sous divers prétextes des exportations moldaves de vin, fruits et légumes vers la Russie) et politique (interférences périodiques dans les affaires internes à travers les représentants des minorités et des oligarques). Il s’agit là de faits connus qui ont défrayé la chronique ces deux dernières décennies. Pour ce qui est des chantages, rappelons tout simplement les montages financiers abusifs concernant la dette transnistrienne pour le gaz importé (3,8 milliards de dollars) exigée à la RM si elle refuse de reconnaître la RMD ou encore les menaces d’expulser les nombreux Moldaves qui travaillent en Russie suspectés lors de chaque crise politique de ne pas réunir les conditions requises pour leur séjour dans ce pays.
Ces pressions et chantages ne sauraient fournir un tableau complet de l’emprise russe. Elle ne résulte pas seulement de facteurs extérieurs et des moyens coercitifs utilisés. Quand on s’indigne du cynisme de la politique menée par la Russie dans les anciennes républiques soviétiques, on a tendance à perdre de vue le fait qu’elle est en fin de compte au service d’une passion, que l’on peut juger infondée ou malsaine mais qui n’est pas moins authentique et qui est partagée à l’échelle de l’ancienne URSS y compris en RM. On s’en rend compte quand on revient sur un point sur lequel on fait trop souvent l’impasse.
La fin de l’URSS : une implosion difficile à digérer, y compris en RM
La chute des régimes communistes a souvent été présentée comme le résultat de la confrontation entre l’Est et l’Ouest, entre le socialisme réel et le capitalisme et d’aucuns se  sont empressés pour saluer/déplorer la défaite du premier et  le triomphe du second. En réalité, plutôt que d’une défaite c’est de l’implosion d’un système incapable de se réformer qu’il faudrait parler. Depuis Khrouchtchev les tentatives de réforme n’ont pas manqué mais ont échoué, ou ont été abandonnées en raison des dérapages auxquels elles risquaient de donner lieu tandis que celles de M. Gorbatchev ont fini par saborder le système. L’implosion du régime soviétique et l’éclatement de l’URSS, les deux bouleversements sont indissociables, ont occasionné d’emblée un choc considérable parmi beaucoup d’anciens Soviétiques, quelle que fut leur nationalité et même leur position sociale, pour des raisons allant de la perte de privilèges à la paupérisation brutale, de la perte de certains repères et valeurs aux  ratés de la démocratie, sans oublier la crainte du désordre ou la révolte face aux nouvelles formes d’injustice. L’incompréhension s’est vite muée en une indignation longtemps impuissante devant le nouveau cours de l’histoire qui finira cependant par l’emporter et être assumée au sommet de l’Etat à partir du remplacement de Boris Eltsine par Vladimir Poutine fin 1999.
Les causes qui expliqueraient aux yeux de ce dernier et de ses partisans ces bouleversements sont plutôt confuses : trahison, complot, destin, etc. En revanche, la vive conscience qu’il ne s’agissait pas d’une défaite, qu’ils n’avaient pas perdu mais qu’ils avaient été bernés en quelque sorte, a dû jouer un rôle clé dans l’ampleur et l’agressivité des réactions tout au long de la dernière décennie. Sur ce fond s’explique la popularité d’un Poutine en Russie. Depuis son arrivée à la tête de l’Etat, le processus de recomposition consécutif à la décomposition à laquelle on avait assisté pendant les premières années postcommunistes a acquis des traits plus lisibles et, surtout, des points ont été marqués. Il a su répondre à la demande d’un pouvoir fort, y compris en l’incarnant lui-même, renouer avec la thématique patriotique en s’appuyant sur la Grande Guerre patriotique contre le nazisme qui avait pris le relais de  la révolution d’Octobre sur le plan de la légitimité du régime sous Brejnev, donner l’impression que la Russie pouvait retrouver son rang  d’antan, mettre en place une stratégie en matière de politique énergétique faisant de la Russie un acteur craint et incontournable et, plus récemment, esquisser un nouveau scénario d’union plus ambitieux que la CEI à travers une Union douanière, première étape d’une Union euroasiatique.  La hausse des cours des hydrocarbures, enfin, lui a permis de consolider ses assises en distribuant une partie de la rente et d’afficher des résultats exceptionnels. En 2013, le PIB par habitant grimpait à 14 302 $ contre 2 037 $ pour la RM, ce qui faisait de cette dernière le pays le plus pauvre d’Europe (4).
Pour des fractions entières de la population, la Russie et sa direction actuelle forcent le respect et suscitent un enthousiasme certain. En effet,   l’ancien centre, surtout revu et corrigé en fonction des nouvelles donnes avec un succès certain depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, conserve un attrait non négligeable. En RM, une partie significative de la population, et pas seulement des russophones, les plus démunis toute nationalité confondue étant bien représentés dans cette catégorie, partage avec la Russie bien des repères et de valeurs communes qui remontent pour la plupart à l’époque soviétique, qu’il s’agisse de la nostalgie d’un mode de vie désormais révolu, de l’insécurité, de l’autoritarisme, du désir de pouvoir fort ou de l’aversion pour l’Occident jugé agressif ou encore décadent, de la confiance accordée à l’Eglise orthodoxe…

Cependant, au moins deux facteurs freinent quelque peu cette emprise. D’une part, la vive répulsion pour le modèle poutinien d’une partie des classes moyennes, formées « à l’occidentale », éprises de démocratie ou attachées au modèle libéral, soucieuses de respectabilité,  l’équivalent de celles qui ont manifesté pendant des mois à Kiev, et dont la mobilisation s’est révélée décisive en RM lors de la contestation du scrutin des 6-7 avril 2009 à Chisinau qui avait mis fin au monopole exercé auparavant par les communistes. D’autre part, il y a  les réticences de ceux parfaitement en phase avec le modèle poutinien et adhérant aux valeurs refuges qu’il véhicule, qui s’inquiètent devant la perspective de retrouver une position subalterne par rapport  au Grand Frère russe. Même les cadres et dirigeants notoirement prorusses où mis en place par Moscou n’entendent pas perdre les places qu’ils occupent depuis l’indépendance de leur république. Le processus de vassalisation tenté en plusieurs occasions par Moscou s’est déjà heurté à des résistances inattendues.
C’est à partir de ces deux types d’attitudes, parfaitement contradictoires, qu’une sortie du statu quo actuel autre que celle voulue par Moscou pourrait être envisagée.
« Du temps de kolkhozes, dans les campagnes, c’était mieux… »
La question de savoir si le devenir de la RM sera européen ou euroasiatique n’est guère rhétorique.Les deux possibilités demeurent ouvertes même si les événements qui ont marqué ces derniers mois peuvent donner l’impression que la première est plus vraisemblable. En effet, la RM, gouvernée par l’Alliance pour l’intégration européenne depuis 2009, a signé le 29 novembre 2013 la première phase de l’accord pour le Partenariat oriental alors que l’Ukraine ne l’a pas fait, ce qui l’a placée d’emblée en bonne position pour rentrer dans les grâces d’une UE soucieuse de sauver la face. Celle-ci s’est empressée d’honorer sa promesse en supprimant le visa  pour les pays de l’UE à partir de 25 mai et de fixer au mois de  juin, au lieu de décembre comme prévu, la date de la signature de la deuxième phase de l’accord afin qu’elle précède les élections législatives que le Parti des communistes, hostile à cet accord, pourrait gagner en raison notamment de la gestion opaque et entachée de scandales de l’actuelle coalition au pouvoir et des désaccords  entre les formations qui en font partie.
Le profil des partisans des uns et des autres esquissé dans le texte qui suit permet de se faire une idée plus précise de l’atmosphère et du clivage dans ce pays. Il figure dans la présentation des résultats d’un récent sondage réalisé par Magenta Consulting mis en ligne le 10 avril sur le site moldave Agora.

« Du temps de kolkhozes, dans les campagnes, c’était mieux ! Tout le monde avait du travail et des salaires. Les enfants allaient à l’école de leur commune, achetaient des livres à la librairie d’Etat ou les empruntaient à la bibliothèque. Le soir, les jeunes se rendaient au club pour voir un film et, des fois, des groupes venaient donner des concerts au village. L’URSS s’est effondrée et tout a changé. Maintenant seulement ceux qui sont partis et qui envoient de l’argent de l’étranger se débrouillent mieux. Rien d’étonnant par conséquent que pour l’Union douanière votent surtout les habitants des villages, qui n’ont de l’argent que pour le stricte nécessaire et encore. Etudes élémentaires souvent, âgés de 45 jusqu’à 60 ans et plus, ils rêvent probablement de retour en zone rurale à l’ancien système, au  temps où c’était bien. Le leader étranger pour le réaliser, pour 71  % d’entre eux, est Vladimir Poutine. Contrairement à une opinion courante, les adeptes de l’Union douanière ne sont pas seulement les minorités qui craindraient l’union avec la Roumanie. 60  % s’autoidentifient comme locuteurs du roumain (moldave).
Pour ce qui est des proeuropéens, ils sont citadins, ils habitent à Chisinau et dans les autres villes du pays. Jeunes, ils ont entre 18 et 29 ans mais ils sont bien représentés aussi dans les autres tranches d’âge. Ils vivent décemment mais ne se permettent pas des choses chères. Diplômés, ayant souvent suivi des études universitaires, ils envisagent l’avenir au pays, mais aux côtés des pays de l’Union européenne (UE). Angela Merkel (36  %) et Traian Basescu (15  %) sont les leaders étrangers auxquels ils font le plus confiance. Ils sont suivi, aussi étrange que cela puisse paraître, de Barak Obama et Vladimir Poutine avec 13  % chacun. Particularité des adeptes de l’UE: ils sont à 94  % locuteurs du roumain (moldave).
Enfin, malgré les événements qui ont eu lieu en Ukraine mais aussi la libéralisation des visas pour les pays de l’UE, dans le camp des pro-Union douanière il y a davantage d’adeptes : 43  % contre 38  %. » (5)
En effet, on assiste à une légère inversion de tendance puisque le pourcentage des personnes favorables était un peu plus élevé les années précédentes. L’usure de l’équipe qui gouverne le pays y est aussi pour quelque chose. Cela étant dit, malgré un certain engouement au début du rapprochement de la RM avec l’UE,  les avis ont toujours été partagés.
Dans un sens, la désaffection actuelle à l’égard l’UE est d’autant plus dommageable que des résultats encourageants ont été obtenus ces dernières années dans les domaines les plus divers.  Cela fait déjà un moment que la RM exporte davantage vers les pays de l’UE, même la Transnistrie le fait à travers des sociétés domiciliées à Chisinau (6), les divers programmes d’assistance impulsés par l’UE ont abouti à des résultats remarquables, notamment dans la modernisation des institutions. En règle générale, les aides fournies par l’UE à la RM se sont traduits par la construction de routes, de systèmes d’irrigation, contribuant ainsi à un développement durable alors que l’aide fournie par la Russie à la RMD, environ 80  % du budget de cette dernière, est utilisée pour les dépenses courantes. Dans l’esprit des représentants de l’UE, l’accord de partenariat était censé justement renforcer et développer ces formes de coopération nullement incompatibles avec la coopération avec la Russie, coopération évidement indispensable pour les deux parties. Or la Russie de Poutine ne l’entend pas ainsi et elle a la plupart des cartes en main. Parviendra-t-elle à bloquer le processus en cours ? Tout dépend des moyens qu’elle y mettra, de la réponse apportée par la direction actuelle de la RM et de l’attitude adoptée par l’UE.
Ne pas diaboliser la Russie
Dans tous les cas de figure il est indispensable de ne jamais perdre de vue le poids et la complexité de l’emprise effective de Moscou sur la RM. Que cela plaise ou non, ce pays rejoindra tôt ou tard l’UE et/ou la Roumanie tel qu’il est, c'est-à-dire partagé entre deux mondes. Cela ne veut évidemment pas dire que les choses ne sont pas amenées à évoluer. La RM de nos jours n’a plus grand-chose à voir avec celle d’il y a deux décennies. Pour ce qui est de la Russie, les changements survenus ces dernières années en annoncent d’autres, qui risquent eux aussi de faire des ravages mais qui apparaissent comme moins inquiétants que d’aucuns ne les présentent. De nos jours, la capacité de nuisance de la Russie est redoutable mais le projet qu’elle affiche pour récupérer son « étranger proche » semble condamné à terme si l’on en juge par la confusion qui règne à propos de la notion fourre-tout d’Eurasie (7). Tout porte à croire que nous avons affaire là à une entreprise de diversion menée par un pouvoir conservateur et autoritaire qui aura bien du mal à tenir les promesses, parfaitement contradictoires, qui lui assurent de nos jours la popularité auprès de ceux qui ont été lésés par la chute de l’Union soviétique ou encore de certains laissés-pour-compte du nouveau cours de l’histoire.
Il serait cependant déplacé de diaboliser la Russie telle qu’elle se donne à voir de nos jours. Elle n’est pas le seul pays a utiliser la force quand cela l’arrange, les USA ou la France en ont donné plus d’une fois l’exemple. Conclure à un simple retour en arrière et à une quelconque incapacité des Russes d’avancer sur la voie démocratique serait pour le moins hâtif. Lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 il y avait moins de dix personnes pour protester sur la place Rouge. Au lendemain de l’annexion de la Crimée, ils étaient cinquante mille à scander à Moscou le slogan « Pour votre et notre liberté ». En tout cas, la solution durable dans les anciens pays formant l’Union soviétique passe par la démocratisation de la Russie.

Nicolas Trifon 
(article paru dans Géoéconomie, n° 70, mai 2014)

 NOTES
(1) Entretien avec Petre Negura paru dans Ziare.com, trad. française dans Courrier des Balkans du 5 mars 2014 : http://balkans.courriers.info/article24587.html
(2) Aux termes des recensements de 2004, 31,9 % des habitants de la RMD se déclaraient moldaves, 30,3 % russes et 28,8 % ukrainiens. La RMD comptait 555 347 habitants, la RM 3 383 332.
(3) « The Gagaouz Referendum in Moldova : a Russian Political Weapon ? », par Dumitru Minzarari, Eurasia Daily Monitor date du 5 février 2014.
(4) IMF, World Economic Outlook Daabase, octobre 2013.
(5) http://agora.md/analize/15/profilul-adeptilor-uniunii-vamale-vs-adeptii-uniunii-europene.
(6) 40 % des exportations de la RDM sont dirigées vers l’UE, 30 % vers la RM. Transnistria : a bottom-up solution, par Nicu Popescu et Leonid Litra dans European Council on foreign relations  : http://ecfr.eu/page/-/ECFR63_TRANSNISTRIA_BRIEF_AW.pdf
(7) Sur l’eurasisme, son histoire, les spéculations et calculs  auxquels cette notion a donné lieu voir Eurasie espace mythique ou réalité en construction, ouvrage paru aux éditions Bruylant sous la direction de Wanda Dressler en 2009, au moment même où l’Union eurasienne était mise en place sur le modèle de l’UE pour lui faire concurrence. La tentative de faire du moldave une « langue d’Eurasie » fait l’objet de la contribution signée par Irina Vilkou-Poustovaïa.