jeudi 9 janvier 2014

République de Moldavie en 2013 : entre l'Europe et l'Eurasie (Diplomatie : affaires stratégiques et relations internationales, sept.-oct. 2013)


« Je n’oserai jamais parler de partenariat stratégique, économique ou d’un autre genre. Nous avons un partenariat de sang », déclarait le Président roumain Traian Băsescu à ProTV en arrivant le 17 juillet dans la capitale moldave, avant d’annoncer l’octroi de nouvelles bourses d’études aux jeunes Moldaves et la prochaine construction d’un gazoduc entre Iaşi et Ungheni. « A la fin de mon mandat, dans un an et demi, je demanderai la citoyenneté moldave », ajoutait-il, « en signe d’affection pour les gens de ce pays ».
La réplique du Premier ministre roumain Victor Ponta ne tarda pas : « Ce n’est pas au Président mais au ministère de l’Education de décider du nombre des bourses, ce n’est pas Băsescu qui construit le gazoduc, il ne fait que raconter des histoires… », rétorquait-il, rapporte Agerpress, en s’empressant d’ajouter qu’il éprouvait les mêmes sentiments amicaux envers les habitants de ce pays et qu’il s’y rendra bientôt.
Plusieurs des thèmes incontournables concernant l’actualité politique de la République de Moldavie (RM) sont suggérés par ces déclarations du Président et du Premier ministre roumain, en conflit permanent depuis la motion de censure votée par l’opposition contre T. Băsescu et la formation le 7 mai 2012 d’un nouveau gouvernement dirigé par V. Ponta. Prenons, par exemple, la question de la citoyenneté roumaine accordée aux sujets moldaves qui peuvent prouver d’un ascendant ayant vécu avant la Seconde Guerre quand la Bessarabie était sous administration roumaine. « Pourquoi bloquerait-on l’accès à l’Europe aux jeunes de ce pays ? », faisait remarquer l’année dernière Băsescu, en commentant cette décision qui avait d’ailleurs alarmé Bruxelles. On ne dispose pas, à l’heure actuelle, de chiffres précis à ce sujet de même que sur le nombre des expatriés, première source de devises pour le pays. Toujours est-il que nombre de citoyens de la République moldave du Dniestr (RMD) ont aussi des passeports russes, leur république n’étant pas reconnue sur le plan international. Quasi-Etat, micro-Etat, la RM (3.380.000 habitants en 2004) et la RMD (520.000 habitants) ne sont pas moins des réalités qui durent depuis deux décennies et qui constituent une de ces frontières incertaines qui séparent l’Union européenne (UE) et ses marches orientales de l’étranger proche de la Fédération de Russie que Moscou tente de réinvestir pour retrouver son rang de grande puissance.
Orageuses, notamment pendant la période 2001-2009 lorsque la scène moldave était dominée par le Parti des communistes moldaves (PCM) ou amicales, depuis mai 2009, les relations entre les deux pays jouent un rôle clef dans les comportements et les choix politiques des citoyens moldaves, quand bien même la Russie demeure de loin le principal partenaire commercial de la RM. La particularité de cette dernière par rapport aux autres républiques soviétiques qui ont accédé à l’indépendance est d’avoir fait partie d’un Etat limitrophe, la Roumanie, pendant l’entre-deux-guerres, avant d’être annexée par l’URSS aux termes de l’accord Molotov-Ribbentrop en 1940, puis reprise en 1944 lors de l’avancée vers l’ouest de l’Armée rouge. Pôle d’attraction pour les uns, source d’inquiétude pour la plupart des minoritaires russophones, la Roumanie a fourni une assistance culturelle assez conséquente à sa voisine dont le roumain est la langue officielle sous le nom de « moldave », mais s’est abstenue de prendre l’initiative sur le plan politique dans le sens d’une réunification des deux pays. T. Băsescu est le président qui est allé le plus loin en matière de rapprochement, se gardant bien cependant de dévier de l’orientation atlantiste et européenne de la Roumanie pendant ces vingt dernières années et perdre de vue les limites de sa marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie.
Bien qu’il s’agisse d’une entreprise d’ampleur modeste, le projet du gazoduc annoncé à l’occasion de cette visite pourrait avoir des effets plus substantiels que les déclarations d’intention antérieures. Si l’initiative roumaine remonte à 2009, sa réalisation n’a pu être envisagée qu’avec la participation de l’UE aux travaux (20 à 26 millions d’euros) et aux frais d’approvisionnement en gaz. Long de 43 km, avec une capacité de 1,5 milliard de mètres cubes par an livrés à un prix plus avantageux que celui du gaz fourni par Gazprom, le gazoduc pourrait mettre un terme au monopole énergétique de la Russie et dégager quelque peu le pays de l’emprise de Moscou. A l’heure actuelle, la RM consomme en tout 3,5 milliards de mètres cubes dont deux tiers vont en Transnistrie. Les dettes accumulées par cette dernière montent à 4 milliards de dollars alors que celles du territoire contrôlé par Chişinău sont de 600.000 dollars. Chişinău rembourse progressivement sa dette, pas Tiraspol. Dans le même temps, Moscou ne s’adresse pas à Tiraspol mais à Chişinău pour le règlement des dettes de la république sécessionniste. L’entrée en fonction, prévue pour décembre 2013, du nouveau gazoduc permettrait à la RM de se passer des livraisons du Gazprom. En 2012, la Russie avait proposé aux autorités de Chişinău de surseoir au remboursement de ses dettes et de baisser de 30% le prix du gaz (les mille mètres cubes passant de 400 à 270 dollars) à condition qu’elle se retire du Traité instituant la Communauté de l’énergie et qu’elle cesse d’appliquer ses dispositions. La RM a refusé l’offre. Dans Eurasia Daily Monitor 10-133, Vladimir Socor, l’expert de la Jamestown Fondation, tout en insistant dans son analyse sur les potentialités de cette initiative, attire l’attention sur ses limites, dans le cas où la Roumanie, qui compte beaucoup sur les récentes estimations des réserves dans la mer Noire, ne pouvait pas livrer à l’avenir le gaz nécessaire à un tarif concurrentiel (1).

L’AIE sur les pas de la coalition Orange
La récente visite de T. Băsescu retient l’attention aussi parce qu’elle intervient à un moment critique pour la coalition qui dirige la RM. Le climat politique est encore plus délétère à Chişinău qu’à Bucarest et les conséquences autrement plus graves puisqu’il met à mal les liens tissés ces dernières années avec les instances européennes. Après plusieurs crises et refondations, l’Alliance pour l’intégration européenne (AIE) a définitivement éclaté le 5 mars 2013, lors d’une motion de défiance déposée par le Parti démocratique (PD, 15 députés) dirigé par Marian Lupu et le puissant homme d’affaires Vlad Plahotnic, avec le soutien du Parti des communistes de Moldavie (PCM, 34 députés), contre le Premier ministre Vlad Filat, leader de la principale formation de l’Alliance, le Parti libéral-démocrate (PLD, 31 députés) pour une affaire de corruption. Les douze députés du Parti libéral (PL) de Gheorghe Ghimpu, la troisième composante de l’Alliance, n’ont pas participé au vote. Les raisons de cette évolution sont du même ordre que celles qui ont conduit à la débâcle la coalition Orange en Ukraine : négociations et divisions à répétition, conflits d’intérêts, corruption, dilapidations… Les nouvelles formations politiques se présentant comme démocratiques, libérales ou les deux à la fois se sont révélées moins aptes à gouverner dans la durée que les structures héritées des partis communistes de naguère. La position de Vladimir Voronine qui, à la tête de son parti et de l’Etat, a su opérer une restauration en bonne et due forme de l’Ancien Régime, sans remettre en question les réformes économiques libérales introduites par ses prédécesseurs et sans empêcher l’alternance démocratique, est emblématique. Son retour aux affaires du pays est d’ailleurs envisageable et vraisemblablement c’est dans cette perspective que le président de la République, Nicolae Timofti (personnalité indépendante élue en mars 2012 par les députés suite à un compromis), a nommé le 31 mai 2013 un autre membre du PDL, Iurie Leancă, Premier ministre à la place de V. Filat, en sorte que les anciens partenaires continuent à gérer les affaires courantes du pays en attendant de nouvelles élections. Cette absence de maturité en matière de gouvernance a des effets dévastateurs sur les institutions, pour certaines mises en place à une date récente, et torpillent les efforts déployés, souvent avec le concours des instances européennes, pour aligner ces institutions sur les normes en vigueur dans les pays de l’UE. Ce processus semble irréversible même si, au vu des résultats actuels, il serait précipité de parler de démocratisation effective. « L’Etat moldave se réforme rapidement, en copiant. Ce n’est pas un exercice imposé, mais une tentative délibérée de modernisation par l’importation de modèles. Nous, en Roumanie, on le sait très bien. Nous avons affaire à un engrenage institutionnel entraîné par l’intégration européenne », explique le journaliste roumain Cristian Ghinea (Dilema des 4-10 juillet 2013), lui-même membre de plusieurs commissions bilatérales sur la lutte contre la corruption et le respect des règles de la concurrence.

L’Union eurasiatique versus l’Union européenne
L’avenir de la RM ne dépend cependant pas seulement de l’avancée de ce processus mais aussi et surtout de la capacité de la direction du pays à la fois de contourner et de contrecarrer les pressions de plus en plus vives de la Russie, pays dont l’influence à l’échelle de l’ex-URSS demeure considérable. « Nous savons que chaque fois que la RM est sur le point de résoudre les problèmes liés au rapprochement avec l’UE, des actions de provocation ont lieu ; elles sont perpétrés par les Transnistriens et ceux qui les soutiennent », déclarait le président moldave le 17 juin en commentant la décision soudaine des autorités de la république sécessionniste d’ériger des « frontières d’Etat ». Quelques semaines plus tôt, des barbelés étaient installés le long de la frontière qui sépare l’autre république sécessionniste soutenue par Moscou, l’Ossetie du Sud, de la Géorgie. Deux autres requêtes avaient auparavant pris de court Chişinău.
Le 11 avril, le Parlement gagauze faisait part de ses inquiétudes au sujet d’un hypothétique changement de la législation linguistique au détriment du russe tandis que, le lendemain, les responsables bulgares Taraclia créaient à leur tour la surprise en demandant un statut d’autonomie régionale pour la minorité dont ils sont les représentants afin de « rendre plus compétitive » cette région où habite une partie des 65 000 Bulgares (1,9%) recensés en RM.
Selon la plupart des observateurs, Moscou coordonnait ces prises de position et ces décisions destinées à rappeler aux organisateurs du sommet du Partenariat oriental de l’UE, prévu à Vilnius les 28-29 novembre, que les conflits régionaux pouvaient à tout instant reprendre. La RM, aujourd’hui en pleine instabilité gouvernementale, devrait justement présenter et défendre lors de ce sommet son dossier afin de pouvoir signer en 2014 l’Accord d’association et l’Accord élargi et approfondi de libre échange avec l’UE. Or la Russie, elle, presse la RM de rejoindre l’Union douanière, première étape de l’Union eurasiatique, dont font partie outre la Russie, le Kazakhstan et la Belarus, et à laquelle sont appelées à adhérer les autres anciennes républiques soviétiques mais aussi des pays comme la Finlande ou la Bulgarie. Calquée sur le mode d’intégration de l’Union européenne, cette union lancée il y a deux ans est fondée, selon les mots de son initiateur, V. Poutine, sur « les meilleures valeurs de l’Union soviétique ». Vraisemblablement, tout au moins pour ce qui est de la RM, la décision de l’Ukraine et à propos de l’Ukraine lors des accords à Vilnius jouera un rôle déterminant dans le nouveau cours européen ou eurasiatique de la région.
Les propos de V. Voronine au journal russe Kommersant Moldovy le 19 juillet vont dans le même sens : il se prononçait pour l’octroi d’un statut de république et non plus d’autonomie à la Transnistrie au sein d’une Moldavie fédérale. « Pourquoi se mettre à genoux devant les Européens, juste pour l’amour de la libéralisation du régime des visas ? Beaucoup de Moldaves aptes au travail sont déjà partis au-delà de nos frontières, après avoir obtenu la citoyenneté roumaine. En quel nom vendrions-nous notre pays, l’intégrité territoriale de la Transnistrie ? », déclarait-il. Plutôt que sous le coup d’une injonction de Moscou, c’est dans la perspective des élections anticipées qu’il faut interpréter ces déclarations quelque peu inattendues puisqu’il n’a jamais été question lorsque le PCM gouvernait le pays d’un statut de république pour la Transnistrie. Toujours est-il que peu après, le 24 juillet, Interfax rapportait que le président de l’ « unité territoriale autonome Gagaouzie », Michaïl Formuzal, réclamait pour les 165.000 Gagaouzes (4,4% de la population) aussi le statut de république à l’intérieur d’une fédération moldave. En faisant une telle déclaration, le « bashkan », plutôt modéré, se faisait l’écho d’une pétition demandant la sécession de la Gagaouzie et son adhésion à l’Union eurasiatique qui circulait depuis le mois de juin à l’initiative d’un groupe peu représentatif mais entreprenant. C’est dire la complexité de la situation dans ce pays dont les blocages d’ordre géopolitique constituent un cas d’école.

En effet, aux termes du baromètre annuel de l’opinion établi en avril 2013, c’est l’homme fort de Moscou qui a la côte, loin du Président roumain (75% font confiance au premier contre 37% au second), et il en va de même pour la figure non moins autoritaire, aujourd’hui dans l’opposition, de V. Voronine, loin devant les leaders des trois formations qui gouvernent aujourd’hui. Un sondage réalisé début mai donne gagnant le PCM avec 32,5% d’intentions de vote, devant celles cumulées des trois formations actuellement au gouvernement (12,6% pour le PDL,10,5% pour le PL et 6,8% pour le PD). Plus significative encore pour les orientations contradictoires des opinions est la position des citoyens moldaves par rapport aux deux unions supranationales qu’ils sont appelés à rejoindre. En avril 2013, 51% étaient pour l’entrée dans l’UE , 30 % contre, alors que 52 % étaient pour l’entrée dans l’Union douanière et 23% contre. Un an auparavant le rapport était 56% contre 20% et 48% contre 15% . Selon les sondés, le principal avantage lié à l’entrée dans l’UE est la libéralisation des visas, celui de l’entrée dans l’Union douanière la baisse du prix du pétrole et du gaz. Pour mieux cerner la confusion qui prévaut dans l’opinion, rappelons qu’environ 70 % des personnes interrogées ne savaient quoi répondre à la question portant sur les éventuels inconvénients dans les deux cas envisagés.

Un passé qui a du mal à passer
Les raisons de ces clivages et de la difficulté d’envisager des solutions cohérentes aux yeux d’une majorité de la population sont nombreuses et ont souvent été analysés, qu’il s’agisse de ceux qui séparent et parfois opposent les roumanophones et les russophones (qui déclarent souvent des nationalités autres que la russe), ou des tensions qui règnent parmi les roumanophones eux-mêmes entre les partisans du rapprochement avec la Roumanie - et par ce biais avec l’UE - et ceux nostalgiques du mode de vie soviétique ou attachés à une stricte neutralité.
Le débat occasionné par les festivités prévues à Chişinău sur la place centrale de la ville où la souveraineté puis l’indépendance de la RM ont été proclamées lors de l’implosion de l’Union soviétique pour fêter le 8 mai la Grande Guerre pour la défense de la patrie - pour reprendre l’expression utilisée dans l’espace soviétique pour désigner la Seconde Guerre -, permet de saisir le poids du rapport controversé au passé dans un pays comme la RM : un passé qui a du mal à passer. Ce débat a eu lieu dans la foulée de l’adoption de la loi sur la condamnation des crimes du communisme (le 12 juillet 2012) et à la veille de l’annulation de celle interdisant l’utilisation par les partis politiques des symboles de l’époque soviétique (le 14 juin 2013). Comment, nous, défenseurs des valeurs européennes, saurions-nous accepter cette manifestation réitérée depuis des décennies du nationalisme chauvin russe à peine dissimulée par une phraséologie internationaliste qui ne trompe plus personne? s’interrogeait l’historien Igor Caşu dans une tribune parue dans le quotidien Adevărul daté du 3 mai en rappelant le rôle central de la signification nationale russo-soviétique de la Seconde Guerre dans la légitimité du régime sous Brejnev et de nos jours dans la rhétorique et l’idéologie russe. Hostile à l’interdiction de la commémoration demandée par I. Caşu, le sociologue Petru Negură rappelait que la victoire contre le nazisme était aussi une valeur européenne et proposait qu’une pierre fût érigée au cœur de la capitale moldave au nom de « la mémoire et de la réconciliation ». Les deux étaient auteurs et coordinateurs de l’ouvrage collectif intitulé La Seconde Guerre mondiale : mémoire et histoire dans l’est et l’ouest de l’Europe (paru à Chişinău, aux éditions Cartier, en 2012), qui constituait une première en matière de tentative de réconciliation compréhensive des uns et des autres avec le passé récent. Force est de constater qu’il reste encore du chemin à faire pour trouver une issue qui mette d’accord les Moldaves, y compris ceux qui sont très proches et partagent les mêmes valeurs, comme les deux auteurs cités. Dans le même temps, en lisant attentivement les contributions réunies, qui portent sur plusieurs pays, on constate à quel point la population de ce pays, surtout les roumanophones, s’est gardé par le passé de « choisir son camp » et de s’engager tout à fait dans un sens ou dans l’autre. De ce point de vue, les incertitudes actuelles moldaves s’inscrivent dans une certaine continuité historique.
Nicolas Trifon
Texte paru dans Diplomatie : affaires stratégiques et relations internationales, n° 64 ‚ septembre-octobre 2013, pp. 12-16
Note
(1) http://www.jamestown.org/regions/europe/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=41147ătx_ttnews%5BbackPid%5D=669ăcHash=f160c304838238e57f3fb548f785f9f7#.UfZX3a68tus

mardi 7 janvier 2014

De fapt, întrebarea care ar trebui pusă, ceea ce nu este cazul în România și nici în celelalte state unde trăiesc aromâni, nu este dacă ei vor sau nu să fie minoritari ci dacă ei vor sau nu să fie aromâni ! (Nicolas Trifon, interviu cu Octavian Blaga pentru EuroNova Festival 2013)


In ajunul primei ediții a Festivalului Europanova consacrate limbii, culturii și spiritualității românești care a avut loc la Bruxelles între 23 și 29 septembrie 2013, Nicolas Trifon a răspuns la un set de întrebări formulate de Octavian Blaga cu ocazia apariției noii ediții în franceză a cărții sale Les Aroumains, un peuple qui s'en va (Paris : Non Lieu, 2013), carte tradusă în limba română de Adrian Ciubotaru cu titlul Aromânii : pretutindeni, nicăieri (Chișinău : Cartier, 2012)

Octavian Blaga : Distinse domnule Trifon, aromânii se numără printre preocupările dvs. constante. Veți susține o conferință în temă la EuropaNova Festival, dar, pentru că problematica nu e foarte familiară la Bruxelles, vă invit să avem un dialog preliminar.
În primul rând, de ce vă preocupă aromânii, limba, cultura, istoria și destinul lor?

Nicolas Trifon : Voi încerca să răspund la acest chestionar cât mai direct, adică spontan și în ritmul schimburilor de idei care au loc online, deci mai aproape de registrul oral decât de cel scris. In plus, o voi face în româna, fiindca întrebările sunt formulate în româna, ceea ce îmi va cere un efort suplimentar cu rezultate poate îndoielnice, contribuțile mele pe acest subiect fiind redactate în franceză. Practic, am reînceput să scriu în româna doar de un an încoace, cu ocazia intervenților legate de traducerea cărții mele în româna.
Aș începe cu o mică observație privind formula politicoasă pe care ați folosit-o în prezentare : ei bine, în aromâna, se vorbește mai ales cu « tu », tradițional nu se prea mulțumea, pentru mulțumesc se folosește un cuvânt împrumutat relativ recent din greacă, efharisto. In general, aromânii sunt oameni cu picioarele pe pământ, nu prea speculativi, deseori de un realism necruțător, și poate acesta e aspectul care m-a atras la ei de la bun început, și care a facut ca acum să spun « la noi » vorbind de aromâni. Eu provin dintr-o familie mixtă, doar tata și familia din partea lui vorbeau aromâna. Regulile privind respectul sunt însă foarte riguroase : când te adresezi tatii, îi spui afendi, titlu onorific în turcește, iar obligațile femeii față de soț și socrii sunt extrem de dure. Acum o săptamână, cu ocazia unui ospăț la Bucuresti, în urma simpozionului consacrat pe 9-10 august centenarului Pacii de la Bucuresti și consecințelor ei pentru aromâni, m-a frapat reacția indignată a unor comeseni fârșeroți în legatura cu o declarație a fotbalistului Gheorghe Hagi reprodusă pe prima pagina a ziarului Adevarul din ziua respectivă : « Copiii mei nu mai trebuie să pupe mâna bătrânilor ! » N’am apucat însă să să comentez la rândul meu, comesenii mei preferând să intoneze cu pasiune, energie și mult har înca o polifonie. Cam așa cu lumea aromâna, armânamea, conservatismul membrilor ei, deseori dus pâna la paroxism, le-a permis să-și mențină personalitatea, să se diferențieze de societățile naționale cu care sunt în contact, fără însă să reușească să formuleze un proiect care să-i împace cu modernitatea, care să le așigure un viitor ca aromâni. Sensibili la avantajele și exigențele modernității, nenumărați aromâni, de mai mult de un secol încoace, n-au ezitat să rupa cu traditia ca să se poata realiza, devenind la rândul lor greci, albanezi sau români. Alții s-au descurcat altcum, în familie zburau armâneashte, respectau codul moștenit, afară, cu xeni, erau greci, albanezi sau români, în funcție de țara în care trăiau. Idea ca ar putea și aromânii să revizuiască tradițile, să se puna în acord cu lumea de azi și de mâine fără să-și piardă personalitatea e relativ recentă și legată de fenomene independente de voința lor, mă gândesc la diminuarea puterii de atracție a națiunilor dotate cu state și la o anumită tendință de a valoriza minoritățile în contextul european.
OB : De ce o conferință despre aromâni la un festival dedicat limbii, culturii și spiritualității românești?
NT: Motivele sunt numeroase. Legăturile între aromâni și români sunt evidente atât pe plan structural, mai precis lingvistic, apartenența aromânei la aceași arie romanică orientală fiind principalul semn distinctiv al acestei populații față de lumea greacă, albaneză și slavă cu care conviețuiește, cât și istoric, de la 1864, când s-a deschis prima școală românească în Turcia europeană, până la sfârșitul celui de al doilea război mondial când s-au închis ultimele școli care mai funcționau încă la sud de Dunăre. Pe de altă parte, există în Romania în zilele noastre un număr semnificativ de persoane care se prezintă ca aromâni sau de origine aromână, dintre care unii, într-o proporție de asemenea semnificativă, vorbesc aromâna și doresc să-și cultive limba și particularismul. Mă refer mai ales la descendenții aromânilor care au participat la colonizarea Cadrilaterului. In fine, trebuiesc luate în considerație valurile de imigrație începând cu sfârșitul secolului XVII în Transilvania (mă refer la aromânii originari din Epir sau din Macedonia dar care veniseră întâi la Viena, Buda și Pesta sau Miskolc), în Muntenia și Moldova devenite ulterior România (întâi mică, pe urmă mare).
OB : De-a lungul timpului, s-au emis o serie de ipoteze despre originea aromânilor. Matilda Caragiu Marioțeanu îi socotește drept continuatorii populațiilor sud-est europene romanizate sau colonizate de romani, în timp ce T. J. Winnifrith conșideră că o discuție despre originea aromânilor trebuie să înceapă cu Olimpia și Filip ai Macedoniei. Care este poziția dvs.?
NT : Matilda Caragiu Marioțeanu se referă la limbă, T. J. Winnifrith la istorie. Ceea ce propune autorul englez - care, ca și doi alți predecesori iluștrii ai săi, Wace and Thomson, care i-au descoperit și îndrăgit pe aromâni, era helenist de formație, pasionat de antichitatea greacă -, este desigur tentant însă discutabil. Avem de a face cu o ipoteza, mai mult sau mai puțin verosimilă, stimulantă cert, care trebuie însă să fie folosită cu multă grijă, așa cum face de altfel T. J. Winnifrith în cartea sa. Din păcate nu este cazul autorilor, specialiști improvizați, care, mai ales în Grecia, dar în ultimul timp și în România, din deducție pseudosavantă în deducție pseudosavantă ajung la afirmații tot atât de categorice pe cât de aberante. Alexandru, Filip, Olimpia și Alexandru, macedonenii din antichitate, devin de pildă pentru unii strămoșii aromânilor, și numai a aromânilor ! Argumentele în acest sens sunt la fel de trase de păr ca acelea care susțin acelaș lucru despre grecii, slavii macedoneni sau albanezii din zilele noastre.
OB : Există diverse ipoteze și în privința limbii vorbite de aromâni. Teza Matildei Caragiu Marioțeanu, care califică aromâna ca dialect al protoromâniei, nu al daco-românei, pare să se fi impus în ultimii ani. Deci, limbă de șine stătătoare sau dialect al limbii române?
NT : Două realități, prea des trecute cu vederea, trebuiesc reamintite în mod imperativ. In primul rând, teoriile privind raporturile între români și aromâni pe plan lingvistic și istoric, ca și multe alte teorii privind România și celelalte țări din sud-estul european sunt opera lingviștilor și istoricilor din aceste țări ; ele nu sunt validate, și nici măcar discutate de omologii lor exteriori regiunii, fie pentru că aceștia nu consideră importante asemenea probleme fie că nu vor să se amestece în polemici sterile. In al doilea rând, decizia privind calificativul de limbă sau de dialect nu e de ordin lingvistic ci politic. Lingviștii pot să argumenteze în acest domeniu, și o fac, într-un sens sau în altul, preferând de regulă să nu contrazică puterea politică, ei însă nu decid, și o știu foarte bine. Adoptată rapid în medile academice românești încă din perioada comunistă, teoria Matildei Caragiu Marioțeanu se vrea echilibrată, și chiar este, fiindcă aromâna e prezentată ca « limbă maternă a aromânilor » și în același timp ca dialect nu al românei ci al protoromânei sau străromânei, cum ai precizat si tu. Aceste nuanțe subtile dispar odată formulată concluzia finală : limba română e limba literară, standard, a aromânilor. In acord cu versiunea curentă în România de mai bine de un secol pe această temă, teoria Matildei Caragiu Marioțeanu se expune inevitabil la anumite rezerve, principala fiind că limba română nu are cum să fie limba literară, standard, a aromânilor care traiesc în Grecia, Albania, Republica Macedonia. In Republica Macedonia, unica în care aromânii sunt recunoscuți ca minoritate națională, limba predată în cadrul institutional oficial este aromâna, nu româna. Desigur, dacă s-ar deschide școli românești în aceste țări - simplă ipoteză, fiindcă statul român nu are cum să le impună și nici interes să se lanseze într-o asemenea acțiune hazardată, fără șanse de succes -, româna ar putea deveni limba literară, standard, a celor care le-ar frecventa. Dar la ce bun? In familie și între ei vorbesc aromâna. Trebuie ei să abandoneze « dialectul » ca să vorbească curat româneșete? Si ce să facă cu româna în aceste țării? Unica perspectivă coerentă ar fi să vină în România să continue studile și să se instataleze în această țară. Cam așa s-a întâmplat cu absolvenții școlilor românști din Balcani de pe vremuri. In perioada interbelică spre exemplu, absolvenții acestor școli erau catalogați « analfabeți » în Grecia, unica țară în care mai existau asemenea școli. Independent de reaua voință manifestă a autorităților din această țară, realitatea se preta într-un fel unei asemenea calificări.
OB : Aromânii, fără să fi creat sau revendicat state, au contribuții importante la istoria zonei.. Alegeți, vă rog, un episod ilustrativ în acest sens.
NT : Cum tot am vorbit despre Macedonia, aș aminti un episod semnificativ, participarea aromânilor, sub conducerea lui Pitu Guli, alături de macedonenii slavi și de albanezi la republica de la Crușevo din 1903. De scurta durată, înăbușită în sânge, această insurecție reprezintă un moment revoluționar pentru acele vremuri frământate datorită programului democratic și federal (chiar și drepturile turcilor erau recunoscute) afișat. Toate celelalte tentative federale, inclusiv într-un cadru otoman reformat, pentru care pledau aromânii mai ales, dar și mulți observatori străini, au rămas la stadiul de proiect dar fără nicio șansă de a fi aplicat.
OB : Cine sunt azi aromânii?
NT : Ponderea lor e mult mai mică azi ca înainte în regiune. Asimilarea acestor comunități lipsite de orice drepturi specifice, cauzată nu numai de presiunile națiunilor majoritare dar și de accelerarea procesului de modernizare a fost galopantă în ultimele decenii ale secolului XX. Totuși, revenirea la ordinea zilei a problemelor naționale și existența din ce în ce mai marcantă a unui pol european, a unor norme privilegiind libera exprimare nu numai a indivizilor dar și a comunităților practicând o limbă mai puțin răspândită, au deschis noi perspective care au permis aromânilor să ridice capul. Desigur, situația variază de la țară la țară.
OB : Recomandarea 1333/1997 a Consiliului Europei, adresată guvernelor din țările unde locuiesc aromâni, solicită facilitarea folosirii limbii aromâne în învățământ, biserică și mediile de informare.În conformitate cu aceasta, s-au deschis câteva școli în care se predă aromâna, în Albania, Macedonia și România. S-a făcut, nu-i așa?, foarte puțin, în unele state chiar nimic! Totuși, care e peisajul general al drepturilor și sprijinului acordat de țările vizate aromânilor?
NT : Recomandarea Consiliului Europei a jucat un rol psihologic incontestabil în rândurile acelor aromâni doritori să acționeze în favoarea drepturilor lor specifice și a influențat într-o anumită măsură și opinia publică în Balcani creând un climat mai favorabil aromânilor. Cât despre statele învitate să ia măsuri în favoarea limbii și culturii aromâne pe cale de dispariție răspunsul lor a fost fără echivoc : liniște totală, sau mai precis, multă vorbă fără nici o urmare practică. Declarații de intenții generoase, nenumărate și ingenioase osanale aduse contribuților aromânilor la patrimonul națiunilor respective și tot felul de evenimente publice cu conținut naționalist grecesc, albanez sau românsc strigător la cer. In afară de Republica Macedonia, unde statutul acordat aromânilor precede votul Recomandării, nu poate fi menționată nicio măsură de anvergură pe plan instituțional în favoarea limbii și culturii aromâne. Chiar și cea mai importantă inițiativă luată în România, decizia de a transmie o emisiune regulată pe Radio România internațional în aromână, precedă adoptarea Recomandării 1333 de către Consiliul Europei.
OB: Credeți că ar trebui făcut mai mult la Bruxelles în această privință?
NT: In conjonctura actuală, din punct de vedere politic - ocrotirea unei limbi mai puțin răspândită și a unei culturi care nu beneficiază de suportul instituțional necesar ca să se dezvolte depinzând nu numai de o voință colectivă dar și de o decizie politică -, mai mult decât s-a făcut la Strasburg nu văd cum s-ar putea face la Bruxelles. Cum poate acționa Bruxelles cu reprezentanții unor state care consideră că aromânii sunt greci vlahofoni sau români de pretutindeni. Atâta timp cât unii țin morțiș că aromâna e un grai folosit local pe lângă limba iluștrilor strămoși, iar alții că e un dialect extrateritorial, nu mai rămâne de decis la Bruxelles decât dacă ar fi mai bine ca greaca să fie studiată de aromânii din România sau ca româna să fie studiată de aromânii din Grecia. Deocamdată, totul depinde de capacitatea aromânilor doritori să-și păstreze și cultive limba să impună în fiecare din țările în care trăiesc măsurile care se înscriu în spiritului Recomandării 1333 pe care toate statele balcanice au votat-o în 1997.
OB : Statul român este singurul stat care îi socotește pe aromâni ca parte națională integrantă, nu ca minoritate etnică. Pe de altă parte, o grupare reprezentativă a aromânilor a cerut Parlamentului României recunoaşterea minorităţii aromâne, încă din 2005, și nu este o inițiativă șingulară...
NT: Două precizări se impun. Aromânii nu sunt recunoscuți ca minoritate etnică, mai precis ca grup etnic, decât în Albania, situație care nu le conferă niciun drept particular de altfel; în Republica Macedonia ei constituie ceea ce se poate numi o minoritate națională. Statul român a fost întradevăr mult timp, de la sfârșitul decolului XIX încoace, singurul stat care îi socotea și îi socotește pe aromâni ca parte națională integrantă. In ultimul timp, Grecia pare să se îndrepte și ea pe o cale asemănătoare, acordând aromânilor, alias grecilor vlahofoni, deseori la cererea lor, un loc de cinste în construcția națională elenă. Accentul e pus pe faptul că la origine aromânii ar fi fost greci care au adoptat latina populară în timpul administrației romane. O situație asemănătoare întâlnim și în Albania, unde strămoși aromânilor, ca și cei ai albanezilor, ar fi fosit iliri, în timp ce din ce în ce unii consideră în Republica Macedonia că o parte a macedonenilor, odinioară cunoscuți ca bulgari, ar fi fost de fapt și ei la origine macedoneni (din antichitate) sau traci, însă slavizați. In perspectiva acestei asimilări sui generis a aromânilor, rezultatele sunt deja încurajatoare pentru promotorii ei, mai ales în Grecia unde în ulțimii ani termenul vlahi grecofoni corespunde mai bine realității decât acela de greci vlahofoni pentru a desemna pe grecii de origină aromână. Sincer, expresia « parte națională integrantă » îmi cam aduce aminte de retorica național-comunistă de odinioară. Să încercăm deci să fim mai preciși. Cum spunea M. Caragiu Marioțeanu, pe care ați citat-o mai sus, aromânii ca și românii provin din populații care au adoptat latina în perioada romană. Aceste populații ocupau o zonă mult mai întinsă, care a fost destabilizată de instalarea slavilor. Asta e incontestabil. Tot incontestabil este, dacă evităm derivele speculaților etnogenetice citate mai sus, faptul că timp de aproape un mileniu aromânii și românii au evoluat în spații geografice și conjoncturi istorice, altcum zis în arii civilizaționale distincte. Primii au fost atestați prima dată la sfârșitul primului mileniu în inima Macedoniei istorice, cei de-ai doilea la începutul secolului al XIIIlea în centrul României actuale. Două țări, două popoare, bulgar și sârb, îi separă. Primele contacte între ei au prilejuit nenumărate variații pe tema destinului nefericit care i-a separat pe aromâni de românii nord-dunăreni. Mai rar a fost luat în considerție contextul geopolitic în care statul român a intervenit în Balcani. Recent format, în 1859, grație mai ales Franței, el a intervenit la cererea aromânilor nemulțumiți de presiunile exersate pe teritorile administrate de otomani de către naționaliștii greci sprijiniți de statul grec, înfințat în 1830 cu acordul marilor puteri. In acel moment, și în decenile care au urmat, atât micuțul stat grec cât și nu mult mai marele stat român priveau mai departe. Dupa înfrângerea Rusiei în războiul din Crimea în 1855 de către armatele anglo-franceze aliate cu cele otomane, grecii au renunțat la planurile inițiale vizând recuperarea Constantinopolui cu ajutorul Rusiei, concentrându-se pe regiunile din nord, în Macedonia, Tesalia și Epir, unde aromânii, în parte favorabili elenismului, le erau necesari pentru a se impune. Românii preferau să se extindă spre sud ca să nu aibă de înfruntat puternicele imperii austro-ungar si țarist. Intervenția României a fost politică (în 1905 ei au obținut un statut aparte pentru aromâni, miletul vlah), și mai ales culturală, școlară, nu militară nici anexionistă. Probabil că fără entuziasmul pentru cauza aromânilor, fără activsmul diplomaților români, fără școlile subvenționate de ministerul instrucțiunii, fără intelectualitatea aromână formată la liceul român din Bitola, fără publicațile despre cultura și, istoria aromânilor, unele redactate în română, altele în aromână, din acea vreme, nu s-ar vorbi azi despre aromâni decât la trecut. Din toate aceste motive, relațile între aromânii cu veleități naționale și România au fost și rămân privilegiate. Sprijinul politic și asistența culturală românească, calificată des de observatorii străini drept aventuroasă, a durat o jumătate de secol și epilogul s-a dovedit nefast pentru aromâni, neglijați în urma primei mari confruntări militare cu semnificație istorică în sud-estul european, pacea de la Bucuresti de la 1913. Cu această ocazie, România a căpătat Cadrilaterul și mai ales o reputație pe plan internațional care a contribuit câțiva ani mai târziu la dublarea teritoriului țării la pacea de la Versailles și cea de la Trianon. Cu toate că protecția aromânilor (alias românilor din sud sau macedoromânilor) a încetat să mai fie un obiectiv al politicii externe române, problematica aromână a continuat să anime dezbaterile publice în această țară până la venirea comuniștilor la putere. După o lungă tăcere impusă de aceștia din urmă, dezbaterile au revenit, în așa fel încât aromânii continuă să constituie un subiect care intrigă și pasionează în România. Tratarea subiectului a conoscut o netă diversificare după 1989, odată cu apariția unui discurs critic aspupra rolului jucat de România în trecut și a unui nou proiect avansat de o parte dintre aromâni din România și din celelalte țări balcanice, proiect în care România e chemată să joace un rol inedit, în contradicție cu acel pe care l-a jucat efectiv în perioada 1864-1913 și la care, formal, nu a renunțat nici în perioada interbelică.. Urumașii generaților care au participat la colonizarea Cadrilaterului (1925-1932), care au păstrat mai bine limba aromână decât cei rămași în regiunile de unde veneau, au jucat un rol cheie în această schimbare. Desigur, cererea unora dintre ei de a fi recunoscuți ca minoritate națională poate șoca, chiar dacă cadrul legislativ actual o permite, albanezii sau macedonenii nu sunt nici ei autohtoni, sunt mai puțin nueroși ca aromânii și totuși sunt o minoritate nțională. Decizia nu a fost ușor de luat, au trecut cincisprezece ani de discuții animate pentru ca ea să fie formulată oficial, în 2005, de Comunitatea aromână din România, structură federând diverse filiale și asociații active în țară și peste hotare.
OB : Profesorul german Thede Kahl a întreprins, în urmă cu o decadă, o cercetare în satele din Dobrogea populate de aromâni, relevând faptul că majoritatea se consideră români și nu își doresc statutul de minoritate în România...
NT: Procentajul exact al acestei cercetări este : « 41% dintre ei se considerau minoritate etnica si 59% credeau opusul”. Chiar dacă cercetarea lui Thede era limitată, cam asta cred că e tendința, și într-o țară ca România în care pasiunea națională e omniprezentă, procentajul celor care se declară minoritari printre aromâni e ridicat. De fapt, întrebarea care ar trebui pusă, ceea ce nu este cazul în România și nici în celelalte state unde trăiesc aromâni, nu e dacă ei vor sau nu să fie minoritari ci dacă ei vor sau nu să fie aromâni ! Bineînțeles că cei care se consideră aromâni sunt și români, și nu numai ca cetățeni. Problema pe care o ridică ei este : Cum poți fi aromân fără să fi minoritar, să beneficiezi de un statut, de niște drepturi pe plan școlar, administrativ, etc., într-o țară în care în cei cincisprezce ani care s-au scurs înainte de cerere, în ciuda eforturilor consimțite, rezultatele au fost minime mai ale în ceea ce privește studierea limbii în cadrul şcolar. Rarele succese înregistrate s-au dovedit punctuale, fără șanse de a fi reînnoite.
La ora actuală, unii consideră că România ar trebui să reia politica pe care a dus-o în Balcani acum mai bine de un secol. Un asemenea proiect mi se pare irealist, mai rău, pur veleitar, imposibilitatea obiectivă de a atinge obiectivele avansate putând servi drept pretext comod pentru a nu face nimic.
OB : Titlul uneia dintre cărțile dvs. este cutremurător: Les Aroumains, un peuple qui s’en va. Ce reacţii au iscat acest semnal de alarmă?
NT : Publicul francofon s-a arătat interesat de subiect, o nouă editie complectată a apărut anul acesta, prima (Acratie, 2005) fiind de mult epuizată. Intre timp cartea a fost tradusă în sârbo-croată de Lila Cona, la Belgrad, și în română la Chișinău. Cât despre semnalul de alarmă, se poate spune că de când au început să circule informații despre aromâni, de la sfârșitul secolului XVII încoace, dispariția lor e anunțată ca iminentă. Si ei tot aici sunt : vorbeşti cu un aromân, în carne și oase !
OB: Un cinic s-ar putea întreba ce s-ar pierde odată cu dispariţia aromânilor...
NT: Nu sunt prea bine plasat ca să zis ce se va pierde, în schimb mare lucru nu au de câștigat celelalte națiuni în care evoluează aromânii. O satisfacție retrospectivă poate, mai de grabă derizorie însă, ca multe alte satisfacții pe care naționalismul poate sa le procure adepților săi atunci când prosperă grație nenorocirile celorlalți…
OB : Ce trasee culturale – dincolo de mecanismele politice – vedeţi poșibile pentru continuitatea culturii aromâne în contextul mondializării
NT : Susținerea initiativelor associative locale, punctuale, privind aspect precise ale limbii și culturi aromâne. O mică remarcă malițioasă în loc de concluzie. In contextual mondializării actuale, națiunile dotate cu un stat nu par mai bine înzestrate ca să facă față pericolului uniformizării. Spre exemplu, e anunțat în noiembrie un mare simpozium internațional despre pacea de la București, pe care am pomenit-o și mai sus. El va avea loc, ne anunță organizatorii, nu în românește, ci în engleză !
Paris-Bruxelles august 2013

dimanche 5 janvier 2014

La situation singulière des écrivains aroumains...


La situation singulière des écrivains aroumains est mise en lumière de manière fort suggestive dans le panorama dressé par Gheorghe Carageani en 1990*. Il distingue et illustre trois cas de figure récurrents parmi les auteurs ayant produit de oeuvres de fiction.
D’abord, ceux qui ont écrit dans la langue du pays où ils vivaient : en grec, en serbe, en roumain... Ensuite ceux qui ont écrit à la fois dans la langue du pays où ils vivaient et en aroumain. Enfin, ceux qui ont écrit surtout ou seulement en aroumain.
Deux choses ressortent de ce bilan, aussi exhaustif que les données disponibles le permettaient. Nombre des auteurs relevant de la deuxième et troisième catégories sont passés par les écoles roumaines implantées dans les Balkans entre 1864 et 1913 (et dans une moindre mesure jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale), ont suivi ensuite un cursus universitaire en Roumanie, ont vécu un certain temps dans ce pays ou s’y sont installés. Dans le même temps, il y a une unité thématique dans leur production en aroumain autour d’une référence commune au territoire dont certains sont originaires et où d’autres ont vécu et vivent comme la plupart des Aroumains jusqu'à nos jours. A cheval sur les quatre Etats qui ont pris le relais de l’Empire ottoman dans la région, ce territoire est excentré par rapport à la Roumanie. Entre les deux, il y a la Bulgarie et la Serbie. Nous avons affaire à deux mondes distincts à bien des égards, non seulement d’un point de vue géographique mais aussi historique et civilisationnel. Qu’est-ce donc que la littérature aroumaine ?
" La séparation totale des Aroumains par rapport à leurs frères daco-roumains pendant presque mille ans et leur position géographique justifient pleinement la reconnaissance du statut autonome de leur littérature ", fait remarquer G. Carageani, qui est le premier à aborder de front ce problème. Mais sa position est formelle : la littérature dialectale aroumaine, “ extraterritoriale ”, précise-t-il par ailleurs**, est partie intégrante de la littérature roumaine. “ Est ” ou plutôt “ devrait être ” puisque G. Carageani s’inquiète du peu d’intérêt accordé par les historiens de la littérature roumaine à cet aspect. Il plaide dans ce sens avec d’autant plus d’ardeur que la création poétique des auteurs aroumains récents témoigne selon lui d’une vitalité prometteuse. Autrement dit, à ses yeux, hors du champ roumain, le siècle écoulé de littérature aroumaine écrite risque de tomber dans l’oubli tandis que les auteurs actuels et à venir se retrouveraient privés de l’audience qu’ils méritent.
La présente anthologie semble apporter un sérieux démenti à cette vision des choses tant pour ce qui est du présent et de l’avenir de la littérature aroumaine que pour son passé. Parmi les auteurs qui y figurent certains étaient déjà recensés par G. Carageani, d’autres pas. Pour ce qui est des nouveaux venus, il s’agit soit d’auteurs de Roumanie, appartenant à la troisième génération de ceux qui se sont installés dans ce pays, soit de jeunes auteurs écrivant en aroumain en Albanie, en République de Macédoine ou en Bulgarie, pays où depuis une bonne décennie fleurissent des publications aroumaines. Dans un cas comme dans l’autre, leur rattachement à la littérature roumaine serait à bien des égards déplacé sinon abusif et difficile à accepter pour eux. D’autant plus qu’il s’agirait d’une “ subordination ”, selon les propres mots de G. Carageani qui considère que l’aroumain est un dialecte de la langue roumaine. Pour éviter tout malentendu, il utilise d’ailleurs systématiquement le syntagme “ littérature dialectale ”. L’éclosion des lettres aroumaines à laquelle on assiste notamment depuis 1990, l’année de la rédaction du texte de G. Carageani, marque sans doute un tournant. Pour la première fois depuis l’établissement des Etats nations dans les Balkans on écrit, on publie en aroumain simultanément dans plusieurs pays.
Ce tournant permet aussi d’envisager sous un angle différent le passé de la littérature aroumaine, et de considérer qu’en fin de compte les Aroumains ont cultivé leur langue chaque fois que les conditions l’ont permis : pendant la période des écoles roumaines, puis en Roumanie, en mettant à profit la marge de manoeuvre qui leur était concédée et le capital de sympathie dont ils jouissaient de par leur position d’avant-poste du roumanisme sub-danubien ; aujourd’hui, dans les pays où l’implosion du communisme s’est traduite par des modifications de la configuration étatique (déclaration d’indépendance de la République ex-yougoslave de Macédoine) et par la restauration des droits d’association et d’expression auparavant bafoués. L’existence de ces droits n’est cependant pas une condition suffisante, ni même indispensable, pour que les Aroumains puissent exister publiquement, leur position par rapport à la nation majoritaire, l’intérêt ou les craintes qu’ils peuvent représenter à ses yeux, pouvant jouer un rôle décisif. Dans la Roumanie communiste, qui avait fermé les dernières écoles roumaines en Grèce, des dictionnaires, des ouvrages de linguistique et des anthologies littéraires aroumaines de haut niveau ont pu voir le jour.*** Tel n’était pas le cas en Grèce, quel que fût le régime politique en place : monarchiste, parlementaire ou dictatorial. L’implantation des écoles roumaines dans les régions sous administration ottomane qui allaient être rattachées à la Grèce en 1913 n’est pas la seule raison. En Grèce du Nord, l’élément aroumain avait un poids non négligeable, tout au moins jusqu'à l’arrivée massive des réfugiés d’Asie mineure en 1923 et a joué un rôle clef dans la construction de la nation moderne dans ce pays. La fidélité à l’Eglise grecque orthodoxe et l’adhésion à l’hellénisme de nombre d’entre eux rendaient les Aroumains très proches des Grecs, au point de faire figure parfois, en pays slave et albanais, de fer de lance du nationalisme grec. Proches, mais distincts, pour ce qui est de la langue notamment, ce qui explique la suspicion dont ils allaient faire l’objet. Les pressions subies depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à une date récente, avec des pics en temps de guerre et de dictature, en raison de leur différence explique leur situation dans ce pays. Tôt ou tard, nombre d’entre eux ont fini par intérioriser le statut ambigu qui leur était octroyé. Les changements, parfois importants, survenus depuis l’entrée du pays dans la Communauté européenne ne se sont pas traduits par un renversement de la tendance générale. L’idée même d’enseigner l’aroumain, d’écrire dans cette langue, demeure un tabou, y compris parmi certains d’entre eux.****
Pourquoi écrit-on dans une langue en perte de vitesse, ne bénéficiant ni de statut ni de support conséquent, parlée par si peu de personnes dispersées de surcroît aux quatre coins des Balkans ? Je me suis posé à maintes reprises cette question tout au long du travail de traduction que j’ai été amené à entreprendre, un travail à la fois pénible, s’agissant d’une poésie souvent concise, elliptique et procédant par allusions, et réjouissant, parce qu’elle renvoie à des sentiments, des sensations, des nuances d’un monde souvent secret, qui ne se livre pas d’ordinaire, un monde qui n’était que partiellement le mien mais que je faisais mien en y pénétrant et en l’explorant*****. Chaque fois, une même réponse, d’une simplicité désarmante, me venait à l’esprit. Indépendamment de toute considération relevant du choix, qui suppose une multitude de possibilités, ou du pari, qui implique une distance, les auteurs de ces poésies semblent chercher avant tout à assouvir un besoin d’introspection, d’expression et de communion qui ne saurait être satisfait autrement, dans une autre langue, en s’adressant à un autre public. Ce qu’ils disent en aroumain, ils ne l’auraient pas dit en albanais, en macédonien slave ou en roumain, des langues qu’ils maîtriseraient très bien, puisqu’ils sont amenés à les utiliser plus souvent que la leur. En écrivant dans une autre langue que l’aroumain, ce qui est le cas de certains d’entre eux, ils parleraient forcément d’autre chose.
La plupart d’entre eux ont été partie prenante, d’une manière ou d’une autre, du renouveau aroumain de ces derniers temps, comme en témoignent l’importance qu’ils accordent à l’interrogation, parfois aux accents autocritiques, sur l’identité aroumaine, leur souci de s’inscrire dans une continuité en renouant avec un passé fondateur qui relève davantage de la légende que de l’histoire et en évoquant un mode de vie révolu mais présent dans les mémoires ou encore le traitement qu’ils réservent à l’actualité du combat pour la langue et la culture aroumaines. La multiplication soudaine des manifestations publiques des Aroumains, spectaculaires en raison de leur caractère inattendu et de leur ampleur, la formulation de revendications de plus en plus précises, à caractère politique parfois, l’irruption dans le débat médiatique d’une problématique longtemps ignorée ou laissée pour compte, traitée d’une manière suffisamment polémique pour décourager ceux qui essayaient de suivre le raisonnement des participants, ont pris de court bien des observateurs et des analystes. Les explications malveillantes n’ont donc pas manqué de s’insinuer : Et si tout ce mouvement n’était qu’une énorme mise en scène orchestrée par une poignée d’individus au profit de leurs propres ambitions et intérêts financiers et politiques ?
La présente anthologie apporte un démenti cinglant à ce genre d’accusations portées contre un mouvement dont les poètes répertoriés garantissent, si besoin était, l’authenticité.
Il y a, enfin, un troisième point sur lequel cette anthologie apporte un démenti : le monopole accordé à l’Etat roumain en matière d’ “ affaires ” aroumaines. Elle paraît en Belgique, le monde aroumain s’ouvre ainsi pour la première fois à un public occidental, signifie sa présence dans le circuit européen, un circuit appelé à donner leur chance à tous ceux, petits et grands, qui s’y engagent avec détermination.

Nicolas Trifon
(Postface à Nous, les poètes des petits peuples : poèmes en macédonaroumain (aroumain), Charleroi (Belgique) : édition micRomania, 2007, pp. 312-317)

NOTES :
*Gheorghe Carageani, “ Scrittori aromeni (macedoromeni) : quale leteratura, quale futuro ? ”, dans Letterature di frontiera = Littératures frontalières, anno I, n° 2, Rome, 1991, p. 131-151. La revue reprend les actes d’un colloque qui a eu lieu du 28 sept. au 1er oct. 1990 à Trieste.
** “ Sulla sopravvivenza e la vitalita del’aromeno ” dans Isole linguistiche e culturali, Udine, 1988, p. 175-197. Plusieurs contributions de cet auteur, qui fait preuve dans ses écrits d’une extrême rigueur et précision, ont été traduites en roumain dans le volume intitulé Studii aromâne, préf. Nicolae-Serban Tanasoca, Bucarest, 1999.
*** Deux grandes anthologies de poésie et de prose ont notamment été éditées en version bilingue dans les années 1970 par Kira Iorgoveanu-Mantsu et Hristu Cândroveanu.
**** Les nombreux travaux de laographie réalisés depuis plus d’un siècle en Grèce ont mis en valeur les traditions aroumaines comme culture régionale grecque, en escamotant autant que possible tout ce qui avait trait à la langue aroumaine. On a par exemple privilégié les chants valaques en grec à ceux en aroumain. En fait, il s’agit d’une culture régionale aroumaine (ou valaque) de Grèce, aujourd’hui très vivante et bien visible, mais dont l’aspect linguistique, somme toute central, continue à être mis au second plan. Dernièrement, des enquêtes d’envergure ont été menées, notamment par Zoe Papazisi-Papathéodorou, pour constituer des archives orales de la mémoire aroumaine. Précisons, par ailleurs, que des cassettes et des CD en aroumain circulent dans ce pays et rencontrent un succès notable. Parmi les chanteurs on trouve de véritables poètes, tels Steryiu Dardaculi ou Yorgos Maneka.
*****Je dois exprimer ma vive reconnaissance à Kira Iorgulescu-Mantsu pour au moins deux raisons. D’une part, parce que grâce à elle j’ai pénétré dans un monde qui m’était peu familier, celui de la poésie, et, d’autre part, parce que sans son concours je n’aurais pas pu mener à bien la traduction des poèmes que j’ai entreprise pour l’anthologie.

Portrait de Nicolae Gheorghe en activiste rom et pourfendeur de la raison tsigane
par Nicolas Trifon


La première fois que j’ai rencontré Nicolae Gheorghe, au tout début des années 1970, ce fut par l’intermédiaire d’un ami commun qui l’a présenté d’une façon assez étrange, sur un ton quelque peu condescendant : « Tu verras, c’est un collègue (à la fac de sociologie à Bucarest), eh bien, il n’ose même pas se promener seul les samedi soir de peur d’être pris pour un ţigan borât (Tsigane vomi) ». Ainsi averti, j’avais bien remarqué que son teint était un peu foncé tandis que ses joues semblaient marquées par la variole, mais cette description ne m’a guère impressionné, les tensions et la menace de conflits imminents entre les Tsiganes et les Roumains étant un des sujets favoris de cet ami, lui-même originaire d’un village des alentours de Bucarest qui comptait de nombreux habitants tsiganes. Sur le coup, nous avons spontanément sympathisé, puis nous nous sommes perdus de vue pour nous retrouver une décennie plus tard, à Paris. Entre temps nous avions fait plein de trucs chacun de son côté, moi, en France, j’avais fait littéralement le tour des groupes et comités les uns plus radicaux que les autres, lui il avait parcouru en long et en large la Roumanie pour recueillir des informations sur les communautés tsiganes grâce notamment à son travail au Centre de recherches sociologiques dans le cadre très officiel, jusqu’à 1981, du programme du Parti communiste roumain d’« intégration des Tsiganes »(1). Ce qui nous a agréablement surpris c’est que nous nous retrouvions pratiquement sur la même longueur d’ondes sur plein de sujets alors que nous nous étions détachés totalement des milieux que nous fréquentions auparavant. Peu avant son retour en Roumanie, nous avons enregistré un long entretien qui paraîtra quelques mois plus tard dans Iztok(2), puis sera repris intégralement par la Documentation française. Le texte portait la signature Alexandru Danciu, puisque c’est sous ce pseudonyme qu’il venait d’envoyer en février à Radio Free Europe une lettre ouverte au lendemain de l’agression d’un journaliste français (Bernard Poulet, du Matin) à Bucarest attribuée par les autorités à des « voleurs tsiganes ». Dans cette lettre, il exposait la situation précaire des Tsiganes en Roumanie et critiquait le PCR qui était en train d’abandonner le programme d’intégration signalé plus haut.
Pendant les trois décennies qui ont suivi, ses positions n’ont pas fondamentalement changé alors qu’il se sont passé des choses et surtout que lui, Nicolae Gheorghe, en a fait des choses !
Pour faire prendre conscience de la mutation qui a eu lieu au lendemain de l’implosion du communisme en Roumanie, je rappellerai ce qui à mes yeux rendait et rend encore le racisme antitsigane insupportable en Roumanie. En effet, il comprend deux facettes, deux aspects, parfaitement contradictoires mais qui ne sont pas communément conçues comme contradictoires malgré l’évidence. D’une part, nombre de Roumains rejettent avec violence ceux dont le comportement correspond peu ou prou aux stéréotypes courants sur les Tsiganes : « Ils ne travaillent pas, ils volent, ils ne respectent aucune morale ou, plus précisément, ils ne veulent pas travailler, être honnêtes, suivre des principes moraux comme nous autres Roumains nous le faisons ou nous nous efforçons de le faire. D’autre part, ces mêmes Roumains sont à l’affût du moindre indice qui leur permette de repérer, parmi les gens qui travaillent, qui sont honnêtes, ceux qui en raison de la couleur de leur peau, de leur regard, de leur façon de s’habiller, seraient en réalité des tsiganes, des gens qui peuvent par conséquent à tout instant retourner à leur condition première, celle de faignants, de malhonnêtes, de débauchés. Autrement dit, pour faire appel à une notion dont on use et on abuse de nos jours : « Ils ne veulent pas s’intégrer ! » et, quand ils le font : « Gardons-les à l’œil ! » Pour casser ce cercle vicieux, court-circuiter à cette « logique » dévastatrice, il n’y a pas trente-six solutions : « Oui, je suis tsigane, je suis rom (3), je travaille ou je ne travaille pas, je suis honnête ou non, comme vous autres roumains, que cela vous plaise ou non ! » Encore faut-il, pour qu’un tel choix porte à conséquence, que la conjoncture historique soit propice et que des gens franchissent le pas sans hésiter. C’est ce qui s’est passé en Roumanie dès le début des années 1990 et nous avons là un des très rares aspects que l’on puisse qualifier de révolutionnaire dans ce pays où l’on parle sans sourciller de « révolution » tout court à propos des événements de décembre 1989. Dans la mise en route de cette nouvelle dynamique et lors de ses premières manifestations, Nicolae Gheorghe a joué un rôle clef. La première structure organisationnelle du mouvement, la Fédération ethnique des Roms, a été fondée, en mai 1990, à l’improviste, dans le bureau qu’il occupait à titre de conseiller pour les minorités du Comité provisoire d’unité nationale (CPUN) dans l’ancien siège du Comité central. Evidemment, nous avons affaire à un processus complexe dont les retombées sont contradictoires : depuis la chute du régime communiste on assiste, par exemple, à une montée en flèche de l’animosité envers les Roms qui, par ailleurs, ont été les principales victimes du démantèlement des coopératives agricoles et des grandes industries (4). Cependant, personne ne saurait à la longue arrêter la dynamique enclenchée en cette occasion par la remise en question par les Tsiganes eux-mêmes de la condition subalterne à laquelle ils ont été astreints en Roumanie.
Fin décembre 1989, nous nous sommes ratés de peu aux alentours du siège du Comité central du PCR squatté depuis quelques jours par Nicolae et quelques autres insurgés qui observaient avec stupéfaction les allées et venues des nouveaux maîtres du pays. Puis, nous nous sommes revus à quatre ou cinq reprises, toujours plutôt par hasard, et, chaque fois, nous avons causé nuit et jour sans relâche, toujours contents de nous retrouver sur tout ou presque, ce qui nous arrivait si rarement avec les autres. Il y en avait un qui commençait la phrase, l’autre qui la continuait. Pour ma part, je dois l’avouer, j’étais fort impressionné par ses exploits en matière d’activisme civique en faveur des Roms, par son refus d’entrer dans les combines des nouveaux partis roms, corrompus à l’instar des autres partis mais avec des conséquences encore plus dramatiques pour ceux qu’ils prétendaient représenter, inquiet quand il avait été enlevé par les nervis du roi des Roms (début 1991), étonné par ses retrouvailles par la suite avec ce même « roi », heureux quand j’avais des nouvelles à propos des programmes d’alphabétisation, sanitaires et éducatifs menés par le Romani Criss, ce centre d’intervention sociale qu’il a fondé en 1993, et par les actions qu’il menait à Varsovie, à la tête du bureau Roma de l’OSCE (1999-2006) et assez flatté quand il m’a raconté comment il s’était procuré le livre que je venais d’écrire en 1993 sur les Aroumains pour le montrer à ses interlocuteurs d’origine aroumaine comme nombre d’habitants de la commune Mihail Kogalniceanu, suite à l’expédition punitive menée contre des Tsiganes dans cette commune. « Vous êtes aussi une minorité, vous avez connu aussi la déportation comme nous, les Tsiganes, nous devrions nous entendre… » La position de Nicolae Gheorghe sur cette affaire qui remonte à septembre 1990 est emblématique pour sa démarche tout au long de cette période. Il a lancé le cri d’alarme, en posant en des termes aussi politiques que possible le problème, accusant les auteurs des méfaits d’avoir commis un pogrome à caractère raciste et les autorités de les avoir laissé faire (5). C’était une première en Roumanie. Mais c’est lui aussi qui a tout fait pour tenter de trouver une solution négociée. Enfin, en 2011 il déclarait lors d’une conférence : « Ce que je peux dire vingt ans après, et que je n’ai pas dit en ce temps, c’est que les maisons incendiées appartenaient surtout à ceux qui étaient connus pour des infractions. » (6), tout en rappelant que la multiplication de ce genre d’incidents pendant la période 1989-1997, qui se sont soldés par une dizaine de morts et presque trois cents maisons incendiées donnait l’impression de l’existence d’un véritable « pattern », modèle punitif.
Cette façon d’alterner des positions radicales et modérées en fonction d’une analyse soucieuse avant tout de prendre en compte les réalités, de même que sa conception fluctuante du « nous » en parlant des Tsiganes n’ont eu de cesse de surprendre ses interlocuteurs et, surtout, d’exaspérer son entourage.

L’activiste civique face à la dialectique confiance/roublardise

Jusqu’à la fin de sa vie il l’a dit et répété à qui voulait l’entendre que l’on est tsigane d’abord aux yeux de l’autre et que lui-même n’avait qu’une envie : pouvoir choisir d’être ou ne pas être tsigane. Pour lui, il ne s’agissait pas là d’une simple « vérité » scientifique, qui faisait l’unanimité parmi les anthropologues depuis la parution de la thèse de Fredrik Barth, mais d’une conviction acquise par sa propre expérience et qui l’a littéralement hantée. Il était issu d’une de ces familles de « bons Tsiganes », dont la situation matérielle était parfois meilleure que celle d’autres familles roumaines habitant les mêmes quartiers périphériques de Bucarest. Si on les traitait souvent de « Tsiganes tout court », leur principale préoccupation n’était pas moins d’éviter de rejoindre les « mauvais Tsiganes », les pauvres qui vivaient aux marges de la société, mendiaient, volaient. Il racontait comment sa mère se rappelait avoir échappé à une razzia en 1942 parce que des voisins l’ont reconnue comme étant la femme d’Anghel Tsiganul, le chauffeur – la déportation concernait seulement les Tsiganes enregistrés comme « nomades ». Excellent élève, Nicolae Gheorghe a fait le lycée militaire en internat puis a passé avec brio le concours d’admission à la faculté de sociologie en 1968 pour devenir ensuite chercheur en 1973. « Bon Tsigane » aux yeux des uns, « Tsigane tout court » aux yeux des autres, intrigués ou jaloux de ses performances intellectuelles (tel notre ami commun évoqué plus haut), il ne s’est engagé qu’après la fin de ses études. Mais il l’a fait pour de bon et avec une énergie sans pareil. Le romani, il l’a appris sur le terrain, et les contacts avec une famille réputée de la zone de Sibiu dont le bulibaşa (chef de clan) allait se proclamer roi, l’ont aidé dans sa démarche tout en lui compliquant la vie et en le poussant à des compromis sur lesquels il reviendra à maintes reprises (7). Etait-il pour autant tsigane ? Sans doute, mais pas seulement, pas toujours, se plaisait-il à dire, en provoquant ses interlocuteurs roms, fraichement engagés dans le mouvement civique et formés pour la plupart par lui-même, avec des réflexions incommodes destinées à leur faire prendre conscience de la complexité de leur tâche.
A plusieurs reprises, je lui ai demandé pourquoi il n’écrivait pas davantage, non pas des rapports, des tribunes ou des mémoires, mais dans son domaine, la sociologie, qui lui était si cher. Chaque fois que j’ai tenté de l’inciter à le faire, il repoussait les échéances. En réalité, à bien regarder, entre la fin de ses études, en 1972, et le 22 décembre 1989, il a fait du terrain, plus que quiconque, recueilli des matériaux, témoignages, histoire de vie, en compagnie parfois de confrères occidentaux déjà réputés ou qui allaient devenir des spécialistes des Roms. Pour ce qui est des aspects historiques, des explications, des éventuelles solutions et surtout des impasses communautaristes ou nationalistes auxquelles elles risquaient de mener, il en avait fait le tour. Il ne ressentait donc pas le besoin de revenir sur toutes ses questions, de multiplier les interventions aux colloques, de pondre des articles dans les revues de spécialité, de donner des cours dans des universités prestigieuses qui l’auraient accueillis volontiers en raison de sa réputation acquise dès la fin des années 1970 (8). Il y avait comme une fébrilité chez lui dans ce sens que, visiblement, conscient de savoir, il n’avait qu’une envie : faire, agir.
Tiraillé entre le souci d’efficacité dans les actions qu’il promouvait et des causes qu’il défendait dans des situations le plus souvent d’urgence, d’une part, et, d’autre part, par son regard lucide et avisé de sociologue et ses propres convictions, désirs et états d’âme, il n’est jamais parvenu à endosser les habits du bureaucrate européen influent, du politicien roumain plus ou moins respectable et/ou un intellectuel brillant mais soucieux de sa carrière, alors qu’il a occupé des postes de responsabilité au sein d’organisations internationales telles que l’OCDE, alors qu’il a joué un rôle politique clef à la fois par ses interventions publiques et comme conseiller gouvernemental et qu’il était si apprécié sur le plan professionnel à Londres comme à Paris ou à New York. Il ne l’a pas cherché non plus, loin s’en faut, et de ce point de vue son pari est réussi. Il a fait autre chose, il a déclenché le mouvement et l’a animé tout en faisant ce qui était dans ses moyens pour en empêcher les dérives.
A vrai dire, son plus grand plaisir, surtout depuis la fin de sa mission à Varsovie, fut de pratiquer l’anthropologie avec ses propres « coethniques » actifs dans le mouvement civique, souvent formés par lui-même. Devant le danger de les voir sombrer dans un nationalisme soupçonneux ou embrasser des carrières politiques douteuses, il les interpellait dans l’espoir de provoquer chez eux une prise de conscience critique. A cette fin, il n’hésitait pas de se donner lui-même en exemple en racontant comment, peu après s’être affirmé comme tsigane et quadrillé le pays avec les kalderash, il s’est marié avec une Roumaine à la surprise générale. « Je n’étais pas obligé de me comporter en tsigane, c’était mon droit, comme individu, de choisir. Et je me suis dit que j’ai échappé ainsi à l’oppression ethnique de tsigane, produite par l’histoire et arrivée jusqu’à moi sous la forme d’un préjugé, d’un stigmate. (…) L’identité ethnique comme option, comme opportunité de choisir, te donne un espace de liberté. Pour beaucoup, cette option n’existe pas encore, n’est pas possible », se confessait-il à Iulius Rostaş à l’été 2011 à Salerno où il se trouvait en traitement chez sa fille (9).
La journaliste Oana Sandu a fait paraître dans la revue DOR, n° 12 (août 2013) un très beau texte retraçant la vie et les combats de Nicolae Gheorghe, qu’elle rencontré peu avant sa mort à Salerno. (Cf. : http://www.decatorevista.ro/nicolae-gheorghe-dor12/)
Dans ce texte, qui se recoupe avec l’entretien réalisé par Iulius Rostaş, elle résume et explique à sa façon le contentieux de Nicolae Gheorghe avec les siens, tel qu’il l’a lui-même présenté chaque fois qu’il a été sollicité (10).

"En 1993, Romani Criss a démarré un programme d’aide financière et professionnelle destiné à plusieurs communautés de Roms pour démarrer de petites affaires. Ceux qui recevaient l’argent auraient dû arriver à faire du profit et rembourser l’argent reçu sans payer d’intérêts afin que d’autres communautés roms puissent en bénéficier. Nicolae rêvait à quelque 200 petites affaires, et, pendant six ans, en utilisant des donations fournies par des organisations internationales, a financé des projets d’une valeur de 600.000 marks. Ce fut un projet ambitieux qui s’est soldé par un échec cuisant. On a fait des plans d’ateliers de briqueterie, de tannage, de vannerie, de métallurgie. La seule condition requise était de s’associer. Très peu parmi ces affaires ont vu le jour et encore moins ont débouché sur des profits. Lors des contrôles, les intéressés trouvaient toujours des excuses : ils ne trouvaient pas la clef où se trouvait la matière première, ils invoquaient un décès dans la famille, prétendaient qu’ils étaient exploités…
Nicolae s’est senti berné et perçu comme un non-rom par les Roms alors qu’il pensait avoir établi non seulement un contrat sur papier mais aussi un contrat moral, fondé sur le pakiv (confiance). « J’ai vu un caractère des Roms que j’ignorais, qui est pratiqué peut-être en famille, dans le clan mais pas dans les relations avec des gens de Romani Criss ou un Nicolae Gheorghe, perçu comme un non-rom, comme un gadjé. La règle de base est de berner le gadjé et non pas de tenir parole.
Il a ressenti alors la faille qui sépare la mission de l’activiste civique du Rom traditionnel.
"

Cependant, quand on lit ses propos dans l’entretien avec Iulius Rostaş, les choses semblent plus complexes, même si l’aversion Nicolae Gheorghe pour la dialectique confiance, à l’intérieur du clan/roublardise vis-à-vis du monde extérieur – trait qui ne caractérise pas seulement les Roms dans les Balkans - a été constante.

"On ne peut pas être activiste des droits de l’homme – ce qui relève d’une ontologie sociale, d’une éthique de l’universalité, de valeurs judéo-chrétiennes poussées jusqu’au bout – et, dans le même temps, rom, selon les règles des différentes groupes roms, selon des valeurs de communautés qui, pour survivre et pour se protéger (sur le plan culturel mais aussi en matière de sécurité personnelle et de groupe), ont évité le monde qui les entourait, se sont construites en marge de ce monde. La pratique historique de ces communautés « traditionnelles » est fondée sur une relation d’exploitation du monde qui les entoure : le monde qui les entoure les a exploitées, elles l’ont exploité à leur tour. Cette relation n’est pas d’égalité mais asymétrique, hiérarchique, d’hégémonie du monde extérieur."

L’identité tsigane s’est maintenue grâce aux clans, expliquait-il, le problème est de savoir comment bâtir un « projet ethno-politique » qui pourrait aboutir à un corpus national « paneuropéen », à un « peuple politique » ? « On peut être rom aussi sans être victime, en assumant l’histoire des Roms. En fin de compte, être rom est aussi une victoire, c'est une survie dans l’histoire qui mérite d’être célébrée. » A la génération qui a investi l’activisme civique d’apporter une réponse ! Pour le faire, elle doit remettre en question sa propre relation avec les milieux traditionnels dont ses membres sont issus ou dont ils se réclament. Aussi appelle-t-il ses confrères au « réveil du sommeil dogmatique de l’identification ethnique spontanée, qui ne passe pas par une pratique fondée sur la réflexion. (…) Nous avons certes réussi imposer nos idées sur le plan international, pas dans les pratiques au niveau local, faisait-il remarquer. Les communautés roms demeurent dominées par les leaders de pratiques non démocratiques, autoritaires voir à caractère criminel.

Retour au nomadisme, nouveau nomadisme ?
« Nomade » est le mot qui convient le mieux à Nicolae Gheorghe, il n’arrêtait pas de bouger, écrivait l’auteur de la page que l’Economist (17/08/2013) lui a consacrée au lendemain de sa mort. Il s’agissait d’une métaphore, que l’on retrouve sous diverses formes dans les autres textes parus en cette occasion, mais qui renvoie, qu’on le veuille ou non, au nomadisme associé aux Tsiganes dans l’imaginaire collectif ainsi qu’à une certaine mobilité bien réelle de pans entiers de la population rom. Cet aspect de Nicolae Gheorghe m’avait toujours frappé aussi, d’autant plus que, de mon côté, j’ai toujours eu une certaine propension pour la mobilité. De surcroît, je suis moi-même issu d’une ethnie éparpillée (dispersée ?), donc minoritaire à l’époque moderne, longtemps marquée par un certain type de nomadisme, le nomadisme pastoral pratiqué dans le cadre de l’élevage extensif qui a permis à cette ethnie de conserver et perpétuer son particularisme, sans pour autant trouver sa place dans les Balkans à l’heure des Etats nations. Par ailleurs, et c’est peut-être le plus important, j’ai eu il y a une dizaine d’années comme une révélation au bord d’un train qui traversait les contrées méridionales de la Valachie à la vue de femmes et d’hommes, de vieillards et d’enfants, parfois tout nus, dans un état de dénouement extrême, qui erraient dans les champs avec leurs affaires, tout cela dans un paysage désolant, de coopératives abandonnées, de terres en friche…
Retour au nomadisme, nouveau nomadisme ? En m’interrogeant là-dessus, je me suis rappelé que par le passé, à propos des Aroumains, je n’ai pas trouvé de réponse convaincante à la question de savoir si les nomades étaient sédentaires à l’origine ou si les sédentaires provenaient des nomades. Puis je suis revenu sur terre : ceux que je voyais étaient littéralement poussés par la faim et la misère sur les routes et la question du nomadisme de leurs ancêtres était pour le moins déplacée. Enfin, pour ce qui est de la mobilité dont faisait preuve à sa façon Nicolae Gheorghe, elle était d’un type bien particulier. Quels rapports entre ces pauvres bougres dont certains allaient se retrouver eux aussi aux quatre coins de l’Europe et Nicolae Gheorghe navigant de conférence en réunion de travail entre Bucarest, Varsovie, Washington ou Bruxelles? Il y en avait peut-être, mais à vrai dire c’est la différence qui saute aux yeux : Nicolae Gheorghe, lui, avait choisi, s’est donné les moyens pour choisir, le plus souvent à contre-courant d’ailleurs, ce pourquoi il a payé le prix fort.
Sa dernière intervention retentissante a eu lieu à la Conférence sur la contribution des Fonds européens à l’intégration de la population rom, qui s’est tenue à Bucarest, les 12 et 13 octobre 2010. Elle portait justement sur le nomadisme, dont l’« invention » au sujet des Roms, estimait-il, leur avait déjà occasionné des dégâts par le passé et risquait de leur réserver de mauvaises surprises à l’avenir. Pour contrer cette dérive, il propose un raisonnement sociologique historiquement ancré à partir d’un moment clef, l’abolition définitive, en partie sous la pression de l’Angleterre et de la France, de l’esclavage des Tsiganes dans les pays roumains à la veille de la formation du premier Etat roumain en 1859 (11).
La catégorie « nomade » a été forgée au XXe siècle, dans les années 1930, fait-il remarquer, en rappelant les débats, qui avaient commencé plus tôt en pays de langue allemande, sur les dangers de contagion pour la société que représentaient les « nomades », qui ont conduit par exemple la Commission de roumanisation à délivrer aux Tsiganes installés (aşezaţi, pământeni) des certificats de « Tsiganes roumanisés » (12). Toujours dans les années 1930, en URSS, c’est le qualificatif « nomade » qui a permis aux autorités de réprimer les artisans roms et leurs familles étendues en déplacement en raison de leurs activités. Ce phénomène se reproduira dans les pays du bloc de l’Est dans les années 1950.
Pour désigner les réalités auxquelles on se référait traditionnellement en parlant de nomades, il propose une autre catégorie, plus appropriée, d’« itinérants », dans l’acception courante du mot : personnes qui se déplacent d’un lieu à un autre afin de déployer une certaine activité, profession (travail du métal, du bois, musique, négoce…). Ces « Tsiganes du prince », comme on les appelait par le passé, bénéficiaient d’une certaine liberté de mouvement alors qu’en Moldavie et en Valachie nombre de Tsiganes dépendaient des monastères et des boyards. Ils étaient littéralement des esclaves (en roumain rrobiobi). Leur libération marquera un tournant à tous points de vue. C’est à partir de cette date que ce qui désignait un statut juridique et socio-économique particulier acquerra progressivement une signification ethnique (13). Cela étant dit, à partir de cette date les Tsiganes, dont la situation économique ne cessera de se dégrader, sont des citoyens roumains. Théoriquement, parce que tout le problème est là, d’une manière ou d’une autre jusqu’à nos jours. En effet, être citoyen dans un Etat national, comme la Roumanie, sans appartenir à la nation et/ou sans être reconnu comme tel, et se situer presque systématiquement en bas de l’échelle sociale pose de sérieux problèmes dont l’accumulation a conduit à la situation critique que l’on observe de nos jours. La reconnaissance de l’appartenance à une nation à part, rom, fait partie des conditions permettant le déblocage de la situation, mais à elle seule elle ne mène pas loin. A maintes reprises, Nicolae Gheorghe a rappelé que c’est parce que l’Etat est national, y compris formellement après 1989, que la reconnaissance de la nationalité rom est nécessaire. L’autre condition, et c’est tout le combat de Nicolae Gheorghe, est que les Roms soient acceptés comme des citoyens à part entière et qu’à leur tour ils vivent pleinement leur citoyenneté, s’impliquent dans la vie de la cité.

« Nous en avons assez des Tsiganes !"
Ce n’était pas la première fois qu’il s’insurgeait contre cet usage abusif du stéréotype « nomade » et contre les solutions exceptionnelles censées résoudre un problème non moins exceptionnel, celui des Roms de Roumanie et des pays de l’Est et du Sud-Est européen (14). Cette fois-ci, il l’a fait dans un contexte particulier, dans la foulée des diatribes de Sarkozy et de ses conseillers contre les Roms et des « réponses » des autorités roumaines. Les uns et les autres s’empressaient de décréter « nomades » les Roms expulsés de France vers la Roumanie, les media s’en mêlaient, et une idée neuve apparemment généreuse faisait son apparition : les Roms sont un « problème européen », la solution ne saurait être qu’européenne, etc. Pourquoi ces gens-là, sédentaires pour la grande majorité d’entre eux depuis un bon moment, qui tentaient tout simplement d’échapper à la grande pauvreté seraient-ils des nomades ? En réalité, fait-il observer, les différents gouvernements essaient de se défausser des problèmes soulevés par les Roms sur l’Europe. Le titre de son exposé est explicite : « Nous avons un problème roumain et non pas « européen ». La véritable approche européenne, rappelle-t-il, s’appuie sur le principe de subsidiarité de l’Union européenne, selon lequel les questions doivent d’abord être résolues au niveau local. La véritable citoyenneté se traduit alors de bas en haut, du niveau local vers le niveau national et la citoyenneté européenne devient un élément de « valeur ajoutée ». Telle n’est pas l’approche de la citoyenneté en Roumanie, loin s’en faut, les préoccupations y sont d’une autre nature. Le tableau qu’il dresse de la mentalité qui prévaut dans ce pays est tout aussi réaliste qu’effrayant :

("« Nous en avons assez des Tsiganes ! » : cette pensée fait partie de la psyché publique roumaine depuis les déportations pendant la Seconde Guerre mondiale. La migration massive des Roms depuis l’adhésion à l’Union européenne s’inscrit dans la forte mobilité internationale des citoyens de la Roumanie (environ 3 millions se sont expatriés depuis 1990). Le phénomène est spontané, mais sert le but (déclaré ou non) de « sortir » les Roms d’un certain nombre de communautés locales. Cette façon d’envisager les choses - qui coquète avec l’idée que les Roms devraient « devenir européens », qu’ils seraient des « citoyens de l’Europe » avant les autres - est fondée sur l’idée que les Roms vont partir, et qu’ainsi les Occidentaux les auront à leur charge et « comprendront notre malheur ». Tout cela m’inquiète. La présentation des Roms comme des citoyens sui generis constitue un argument subtil dans un long débat qui a quelques fâcheux antécédents dans l’histoire mentale et politique de la Roumanie moderne et contemporaine, mais la solution du « problème des Roms » doit être trouvée ici, en Roumanie.") (15)

En filigrane de l’inquiétude dont fait part avec tant d’insistance Nicolae Gheorghe à propos de ce statut sui generis conféré dernièrement aux Roms, on peut lire, me semble-t-il, une crainte plus profonde, qui porte sur une perspective autrement plus sombre que ce que nous avons vu jusqu’à présent, celle de voire les Roms retrouver à l’échelle de l’Europe la condition de parias dont parle Hanna Arendt. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les nomades étaient déportés collectivement, les sédentarisés seulement individuellement. Depuis 2007, Nicolae Gheorghe agit en outsider, en philosophe, écrit Oana Sandu qui raconte comment, gravement malade, il continuait à faire des virées en ville, à Salerno, à la rencontre de Roms mendiant aux coins des rues pour s’enquérir de leur sort, les incitant à participer aux activités d’une association en train de se créer, à envoyer les enfants à l’école... Loin de s’endormir sur les acquis du mouvement qu’il a fondé et animé, il continuait à manifester le désir d’aller de l’avant tout en avouant que les grandes questions qui l’avaient hanté restaient à débattre. « L’économie socialiste était-elle la solution, dans sa manière de donner du travail à tous ? La pensée anarchiste apportera-t-elle une réponse à nos besoins en auto-organisation ? s’interrogeait-il dans un entretien avec Julia Beurq, en ajoutant que « Même si cela peut sembler utopique, nous avons besoin de connaissances en coopératives sociales » (16).
Nicolas Trifon

Le texte de N.Trifon figure dans le dossier consacré au nomadisme par la revue Au sud de l’Est, n° 10 (Paris : éditions Non Lieu, 2014)

NOTES
1. Critiqué pour son intervention lors d’une conférence internationale sur le thème « les Roms, une minorité non reconnue dans les Balkans », il est réorienté en 1981 vers le programme « Développement rural ». Peu après, commencent ses problèmes avec la Securitate, qui va l’interroger à plusieurs reprises.
2. « Introduction au problème tsigane à l’Est » Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est, n° 5 (septembre 1982) et 6 (mars 1983) Cf. http://www.la-presse-anarchiste.net/spip.php?rubrique175
3. L’usage du mot « rom » s’est progressivement généralisé depuis son adoption lors du premier Congrès mondial des Roms (Londres, avril 1971) et on ne peut que s’en féliciter*. S’agissant de la Roumanie, je continue à utiliser en alternance « tsigane », terme courant dans ce pays y compris parmi les Roms. Le mot « rom » est souvent utilisé de manière pernicieuse dans les médias roumains. Chaque fois que la moindre occasion se présente, on parle de « rom » en faisant sentir qu’il s’agit d’une obligation en quelque sorte (d’autant plus fâcheuse qu’il y a confusion possible avec « roumain ») et, surtout, de telle façon que ce mot véhicule dans les faits les mêmes stéréotypes que « tsigane » puisqu’il est accolé aux criminels, prostitués, délinquants et autres vagabonds ; précisons que ce genre de précision n’ont pas cours lorsqu’il s’agit de délinquants non roms.
4. Plus ou moins cachées à l’époque communiste, les réalités tsiganes sont apparues au grand jour après 1990 et connu des changements considérables à l’instar de ce qui se passait pour tout le monde en Roumanie. Cette nouvelle visibilité n’a pas manqué d’accréditer des préjugés contradictoires auprès de pans entiers de la population. Les Tsiganes sont rejetés plus que jamais aujourd’hui parce qu’ils sont pauvres, et de ce point de vue être tsigane ou en avoir l’air par son comportement c’est avant tout un signe d’extrême pauvreté, statut qui hante littéralement bien des non-tsiganes en voie de déclassement. Mais on les rejette aussi, et avec encore plus de virulence, parce qu’ils sont démesurément riches, en pointant les fortunes ramassées par tel ou tel chanteur, homme d’affaires douteux, chef de clan ou délinquant notoire. En réalité, la société rom telle qu’elle se donne à voir, ou plutôt telle qu’elle est perçue, illustre jusqu’à la caricature les deux traits qui caractérisent la société roumaine dans son ensemble : paupérisation galopante des uns, enrichissement ostentatoire des autres. Pour le Roumain ordinaire, cette situation est jugée scandaleuse et révoltante quand il s’agit des non-Tsiganes mais naturelle quand il s’agit des Tsiganes.
5. Quelques mois auparavant, suite aux razzias des mineurs dans les quartiers tsiganes de Bucarest (14-15 juin), il avait fait adopter à Copenhague une mention sur les problèmes spécifiques des Roms dans un document de l’OSCE condamnant le racisme et l’antisémitisme. C’était une première. A noter que cet aspect a été pratiquement passé sous silence par les médias et ignoré par l’opinion publique, les razzias, à l’appel du Président Iliescu, ayant été présentées comme exclusivement dirigées contre les protestataires de la place de l’Université et les intellectuels. Sur les 1200 personnes arrêtées sans mandat en cette occasion 700 étaient d’ethnie rom.
6. « Despre persecuţia împotriva romilor şi cum s-a construit percepţia că romii sunt anti-Revoluţie », Cosmin Năvodaru, HotNews, 28/03/2011.
7. Issu des kalderash (chaudronniers), une des branches itinérantes les plus prestigieuses, Ion Cioabă, né en 1935, a connu la déportation en Transnistrie enfant. Présent déjà au Ier Congrès rom de Londres en 1971, il se convertira au pantecôtisme et restera en bons rapports avec le régime communiste puis avec ceux qui se sont succédé. Les relations de Nicolae Gheorghe avec ce personnage, son entourage et son fils Florin, qui a pris la succession à sa mort en 1997, ont été en dents de scie. Il éprouvait de la fascination tout en étant écoeuré par certains aspects. Soucieux de conserver son leadership dans le monde rom et inquiet à l’idée de se mettre à dos le pouvoir, Ion Cioabă accusa Nicolae Gheorghe d’extrémisme et d’antiroumanisme après que celui-ci ait dénoncé du caractère raciste des violences perpétrées contre des Roms en 1990. Par la suite, ils sont arrivés à une sorte de compromis, en sorte que tant Ion que Florin Cioabă ont pris des positions « réformatrices », notamment au sujet du mariage précoce, à l’instigation de Nicolae Gheorghe.
Le père de Nicolae Gheorghe était issu des zlătari (orpailleurs), la mère des lăutari (violoneux). Les deux étaient de « bons tsiganes », intégrés de longues date, en sorte que leur fils n’a pas été élevé dans la tradition rom.
8. Cf. à ce sujet l’étude qui lui est consacrée par l’anthropologue nord-américain Sam Beck en 1993 : « Racism and the Formation of a Romani Ethnic Leader » dans Perilous states: conversations on culture, politics and nation, éd. George E. Marcus, Chicago : University of Chicago Press, pp. 165-185.
9. Entretien disponible sur Internet sans autre précision, sous le titre « L’identité romani entre victimisation et émancipation ». HYPERLINK "http://bucharest.the-hub.net/files/2012/08/interviu-Nicolae-Gheorghe.pdf" http://bucharest.the-hub.net/files/2012/08/interviu-Nicolae-Gheorghe.pdf.
Apparemment, sa publication est prévue dans un ouvrage collectif édité par la Fondation Soros : HYPERLINK "http://www.soros.ro/sites/default/files/ro_186_Selectie%20partener%20editorial_De%20ce%20rom%20si%20nu%20tigan.pdf" http://www.soros.ro/sites/default/files/ro_186_Selectie%20partener%20editorial_De%20ce%20rom%20si%20nu%20tigan.pdf. Consulté le 27/11/2013. Ce texte est d’autant plus passionnant que Iulius Rostas - lui aussi sociologue et actif dans les structures de défense des droits des Roms, né en 1973 - défend très bien son point de vue, souvent différent de celui de Nicolae Gheorghe.
10. Cette position ressortait aussi des échanges de méls que nous avons eu au printemps 2012 qui n’ont malheureusement pas abouti à l’objectif que nous nous sommes fixé, à savoir la rédaction d’un livre en français intitulé Des Roms, des Roumains, et autres sujets qui fâchent.
11. L’esclavage a été aboli en plusieurs vagues, la dernière ayant eu lieu en 1855 en Modavie, 1856 en Valachie. En Transylvanie, elle a eu lieu en 1785.
12. Les premières tentatives d’envergure de sédentarisation forcée, entreprises au nom de la nocivité attribuée au nomadisme des Tsiganes, remontent à l’administration autrichienne qui, sous Marie-Thérèse puis Joseph Ier, a émis les décrets de1773 et 1782 appliqués sur le territoire de la Hongrie. Dans Histoire des Bohémiens ou tableau des moeurs, usages et coutumes de ce peuple nomade (Paris, Chez Joseph Chaumerot et Chaumerot Jeune, 1810, éd. allemande 1783), H.M.G. Grellmann décrit dans le détail les mesures draconiennes prises en cette occasion pour transformer les Bohémiens habitant dans des tentes ou des huttes et suspectés de tous les maux en « nouveaux paysans ». (Merci à Matei Cazacu pour ces précisions.)
L’étonnant poème héroïco-satirique Tiganiada sau Tabăra ţiganilor (la Tsiganiade ou Le camp des Tziganes) de Ioan Budai-Deleanu, qui marque les débuts de la littérature roumaine, composé en 1800 par Ioan Budai-Deleanu (1760-1820), érudit marqué par les Lumières, fonctionnaire autrichien à Lvov, peut être mis en rapport avec ces débats. On trouve difficilement dans une autre œuvre littéraire roumaine une telle empathie pour les Tsiganes.
13. Le mot rumân désignait aussi, encore jusqu’au milieu du XVIIIe siècle (1746) un statut social, celui de serf, et rumânie le système de dépendance personnelle des paysans par rapport aux boyards, avant d’acquérir un siècle plus tard une signification nationale : Român (roumain) et România (Roumanie). Les robi (esclaves) étaient en revanche la propriété des boyards et des monastères.
14. Sur ce point aussi sa position a été constante, je me souviens en avoir parlé lors des entretiens de 1981, la catégorie « gens de voyage », « travellers » ou « caminanti » qui incluent les Roms citoyens français, britanniques et italiens qui le souhaitent sans leur être réservée à eux seuls, puisqu’il s’agit d’un droit administratif et non mas ethnique, n’est pas une solution envisageable pour les Roms des pays de l’Est pour une multitude de raisons dont le fait qu’il n’y ai pratiquement plus de Roms itinérants dans le sens traditionnel n’est pas la moindre.
15. Déclaration de Nicolae Gheorghe à la Conférence sur la contribution des Fonds européens à l’intégration de la population rom, Bucarest, les 12 et 13 octobre 2010. Une version abrégée cosignée avec Bertrand du Puch, Alan Clark et Rupert Wolfe Murray est parue en français dans la revue Projet n° 316, pp. 77-85, sous le titre « Le mythe du Rom nomade : comment se défausser de la question rom sur l’Europe ».
16. Courrier des Balkans, du 16 juillet 2012.

Dobroudja en 1855 dans les récits de Camille Allard et Bernard Lory


Et «c’est ainsi que, de notre temps, l’histoire a été enseignée au profit d’une grande conspiration contre la vérité », nous avertit d’emblée Camille Allard, l’auteur des Souvenirs d’Orient, la Bulgarie orientale qui viennent d’être réédités sous le titre Entre mer Noire et Danube : Dobroudja, 1855 (Paris : Non Lieu, 2013), pointant ainsi tous ces « voyageurs au coin du feu,  littérateurs fantaisistes » et autres  « rêveurs et acteurs politiques qui s’attribuent la mission de changer le monde » et qui ne cherchent qu’à plaire et à mieux vendre leurs livres. (p. 29) En effet, le souci d'informer le lecteur et de consigner avant tout les choses vues est manifeste dans le journal tenu par ce médecin militaire de la mission des Ponts et Chaussées chargée d’établir une route entre Kustendjé (aujourd’hui Constanta) et Rasova (en Bulgarie) pour permettre le passage des troupes françaises pendant la guerre de Crimée.
Certes, comme l’indique Bernard Lory, l’éditeur intellectuel du texte, dans son avant-propos, C. Allard n’échappe pas toujours aux stéréotypes de son époque. Cependant, le particulier, le détail, l’observation des faits, l’emporte chez lui sur les généralités, et met à mal certains poncifs, véhiculés parfois par lui-même. A propos des Tatars, par exemple,  il évoque volontiers leurs « instincts belliqueux » et leur « génie de la destruction » ou encore le souvenir de « ces niaises figures rangées en cercle autour de nous au moment des repas dans les steppes ». En revanche, lorsqu’il s’agit d’une situation précise, de personnes auxquelles il a eu affaire, ce Tatar par exemple qui lui demande de consulter une jeune femme chlorotique appartenant vraisemblablement à son harem,  les choses changent, au risque de décontenancer le lecteur :
« La malade ne me montra son visage que par parties. Pendant que j’examinais un de ses yeux, elle me cachait l’autre, et, tout en me montrant la langue, elle couvrait son nez. Je fus frappé de la propreté et de l’ordre qui régnait dans l’ameublement de cet appartement tatar. Il n’avait rien de misérable, et je ne fus pas peu étonné d’y voir un lit à l’européenne et un rayon de livres. » (92-94)
Comme chez bien d’autres voyageurs occidentaux en Orient, l’Antiquité occupe une place de choix dans le récit du séjour du médecin français dans  la Dobroudja du milieu du XIXe siècle. A un moment donné, dans le chapitre consacré  à la relégation  d’Ovide à Tomis au tout début de notre ère, C. Allard cite un vers du poète qui laisse songeur : « Les Sarmates et les Gètes liront-ils mes livres ? »  (p. 85). Plus proche de l’illustre citoyen romain en exil que des Sarmates et des Gètes locaux, C. Allard s’est peut-être posé la même question et a envisagé une réponse tout aussi dubitative sur le destin de ses Souvenirs d’Orient auprès de ceux qui ont pris le relais des Sarmates et des Gètes, à savoir les Bulgares, les Tatars ou les Valaques dont il décrit les moeurs et coutumes. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de lire avec les yeux des descendants de ces derniers les informations et les digressions, plaisantes ou non, de  C. Allard et des autres voyageurs occidentaux ou d'Europe centrale, d’autant plus précieuses qu’elles sont souvent les seules disponibles en la matière.
Avec cette réédition, il y a un vrai plus, qu’il faut saluer. Nous avons droit à deux récits. D’une part, celui du médecin voyageur, soucieux d'éclairer le lecteur, de se rendre utile, y compris en témoignant sur sa mission pendant six mois dans une contrée située aux marges extrêmes occidentales de la steppe eurasiatique à la veille de changements majeurs avec notamment l’arrêt de l’expansion de la Russie  vers le sud et le sursis accordé à l’Empire ottoman par l’intervention anglo-française lors de la guerre de Crimée. D’autre part, le récit, ou plutôt le pararécit, d’un historien, fin connaisseur des Balkans, et empreint à son tour  de l’esprit de son époque marquée encore par l’absurdité et la violence des dérives nationalistes de la dernière décennie du XXe siècle dans cette région, soucieux de ne rien laisser passer qui pourrait les ranimer d’une manière ou d’une autre.  A ce titre, il prend toutes les précautions imaginables en se félicitant que la «  question de Dobroudja » entre la Roumanie et la Bulgarie a été résolue en 1940 et « n’a plus été rouverte depuis » (p. 9) et en insistant sur le fait que, avant 1878, le mot Bulgarie désignait une entité géographique sans connotation ethno-nationale (p. 11-12). Dans ce livre, il est d’ailleurs autant sinon plus question des Valaques ou des Tatars que des Bulgares qui habitaient la « Bulgarie orientale ».  Pour ce qui est des notes de bas de pages, 507 en tout, pas la moindre erreur, pas le moindre faux pas de C. Allard qui puisse choquer le lecteur de ce début du XXIe siècle n’est passé sous silence. Deux époques, deux discours, le second étant à la fois plus rigoureux et, curieusement, plus passionné que le premier, raison pour laquelle mieux vaut les suivre parallèlement, tenir compte du travail de rectification de B. Lory sans pour autant prendre systématiquement le contre-pied des propos de C. Allard et le « juger » avec les critères de nos jours : lire donc ce dernier  pour ce qu’il est, dans son contexte.
De ce point de vue, en rééditant le livre de C. Allard, les éditions Non Lieu réalisent une performance par les temps qui courent.  Avec les progrès enregistrés ces derniers temps dans l’édition  des textes (programmes de saisie et mise en page à la portée de tout le monde, scannérisation, possibilité d’imprimer en un nombre réduit d’exemplaires, etc.) et surtout dans la numérisation via Internet de pans entiers de la production écrite de l'humanité, on assiste à un véritable boom en matière d’accès à une multitude de documents et d’analyses provenant du passé récent ou lointain, qui étaient réservés auparavant aux seuls chercheurs chevronnés.  La valeur documentaire de ces textes, la pertinence des raisonnements auxquels on a désormais un accès immédiat dépendent cependant de la capacité du lecteur de les saisir dans leur contexte, ce qui implique au préalable un travail d’édition, de mise en garde, de contextualisation. Dans l’absence de ce travail, ce qui est souvent le cas car il implique des efforts considérables, l’accès à toutes ces nouvelles sources risque d’alimenter la confusion dès lors qu’il s’agit de questions sensibles ou controversées. On ne l’a que trop vu depuis l’implosion du communisme à l’Est avec la prolifération des éditions en  fac-similés  et des textes repris tels quels sur la Toile véhiculant « en toute innocence » des idéologies nationalistes, racistes et fascistes.
Valaques de Valachie ou Koutzo-Valaques?
De nombreuses surprises par rapport aux idées que l'on se fait d'habitude de la Dobroudja d’autrefois attendent le lecteur attentif de  C. Allard, dont le témoignage, nous rappelle B. Lory, a été insuffisamment utilisé jusqu’à présent par ceux qui s’intéressaient aux Balkans (p. 26). Pour ma part, j'évoquerais un aspect qui m'a surpris dans le portrait qu'il dresse des Valaques. Le terme « roumain », n’apparaît que rarement, à propos des « Roumains ou Valaques [de la région de Tulcea]... qui émigrent sans cesse sur le territoire ottoman pour se soustraire soit au service militaire soit à l’oppression des boyards » et des « Roumains de Transylvanie appelés Mokany, qui viennent hiverner avec leurs troupeaux » (p. 162-163). S’il est question à un moment donné des « draperies antiques du Valaque à la physionomie intéressante » (p. 65), si, aux yeux de C. Allard, les Valaques sont «  d’origine romane » et ont « conservé en partie la pureté du type italien » ou encore s’ils « semblaient n’avoir aucune affinité » avec les autres populations (p. 163-164), il n’est jamais question de leur langue comme trait distinctif.
Enfin, une précision concernant la note qui signale la « confusion » de C. Allard lorsqu’il évoque la révolte, en 1185, des « Valaques, ou proprement les Koutzo-Valaques, au sud du Danube », qui ont fondé avec les Bulgares le « royaume valaco-bulgare ».  « Les Koutzo-Valaques habitent bien au sud du Danube (en Thessalie, Epire, Macédoine) mais ce sont des Valaques de Valachie qui ont participé à l’établissement du Deuxième Royaume bulgare (1185-1396) », écrit B. Lory dans la note de bas de page (p. 151). En fait, les Valaques en question, dirigés par les frères Assen dont le successeur, Jean Kalojan (1197-1207), sera reconnu comme « rex Bulgarorum et Balachorum » par le pape Innocent III, étaient bien de Bulgarie, c’est-à-dire de la zone montagneuse située tout au long du mont Balkan (Stara Planina) et du Rhodope et non pas de Valachie. Il s’agit d’une population qui se dirigera vers le nord-est et sera assimilée tout au long des siècles qui ont suivi, alors que les Koutzo-Valaques dont parle C. Allard sont les Aroumains de nos jours, connus aussi sous ce nom (1).
Il n’y a plus de « question de Dobroudja » en 2013, et c’est tant mieux. Aussi bien en Roumanie qu’en Bulgarie, il y a en revanche un vrai problème avec le passé en rapport avec cette région, qui fut longtemps davantage turco-tatare que bulgare et roumaine, un passé mal connu, souvent occulté par les propagandes nationales des deux pays. De ce point de vue, le livre de C. Allard annoté par B. Laury présente un réel intérêt pour le lecteur bulgare et roumain. A signaler, pour ce qui est de la Roumanie tout au moins, l’existence ces dernières années de plusieurs prises de position critiques et d’un débat contradictoire difficilement concevables auparavant. Dans son best-seller intitulé O scurtă istorie a românilor povestită celor tineri [Brève histoire des Roumains racontée aux jeunes, 4e édition revue, Bucarest, 2002, p. 194-197], Neagu Djuvara met l’accent sur les injustices commises par la Roumanie à l’égard de la Bulgarie en annexant le sud de la Dobroudja connu aussi sous le nom de Quadrilatère, en 1913, tandis qu’un autre historien, de la jeune génération, Enache Tuşa, procède à une enquête fouillée sur la « roumanisation » entreprise par l’Etat
dans la Dobroudja après 1878 et dans le Quadriatère entre 1913 et 1940, dans son livre intitulé Imaginar politic şi identităţi collective în Dobrogea [Imaginaire politique et identités collectives dans la Dobroudja, Bucarest, 2012].

Nicolas Trifon
(texte paru dans le Courrier des Balkans, le 22 décembre 2013)


[1] Petre Serban Năsturel, « Les Valaques de l’espace byzantin et bulgare jusqu'à la conquête ottomane », dans Cahier d’étude des civilisations de l’Europe centrale et du Sud-Est, n° 8, présentation Georges Castellan, Paris, 1990.