vendredi 8 mai 2015

Un nationalisme banal : le moldovénisme


Première réflexion que l’on se fait en lisant le premier des cinq chapitres du livre de Julien Danero Iglesias, celui consacré au volet méthodologique du sujet traité, à savoir Nationalisme et pouvoir en République de Moldavie (Editions de l’Université de Bruxelles, 2014, est que rien ne saurait résister de nos jours à la théorie critique du nationalisme quelle qu’en soit la forme de manifestation. Les francophones et surtout les anglophones, ils sont tous là à fournir des arguments les uns plus ingénieux et irréfutables que les autres : G. Hermet, A.-M. Thiesse, E. Hobsbawm, B. Anderson, R. Brubaker… Décidément, ce que d’aucuns ont appelé le « second printemps des nations » au lendemain de l’implosion de l’URSS[1] et de la Yougoslavie est arrivé à un moment où l’appareil critique à même de déconstruire la notion de nation et celles appartenant à cette famille lexicale était déjà bien en place et ne semblait plus pouvoir faire l’objet de réfutations majeures. Evidemment, cela n’a pas empêché les nationalismes de se manifester au grand jour ni d’en limiter les dégâts, notamment en matière de diversion, en Moldavie  ex-soviétique comme ailleurs.

L’intérêt pour la Moldavie passe trop souvent par la Transnistrie, ce « musée du communisme » qui passionne les amateurs d’exotisme, fait remarquer en le déplorant JDI dans son Introduction (p. 11). Il n’empêche que, en matière de communisme anachronique, la Moldavie n’est pas tout à fait en reste, et ce n’est pas le moindre mérite de JDI que d’éviter soigneusement le piège de la caricature quand bien même certains aspects de la réalité politique de ce pays s’y prêtent. C’est d’un « nationalisme banal »[2] que traite son livre, tel qu’il ressort du discours politique présidentiel puis partidaire tout au long des années 2000 étudié dans le détail dans les troisième et quatrième chapitres. Le deuxième chapitre revient sur le passé tsariste et soviétique de la Bessarabie depuis 1812, interrompu par son appartenance à la Roumanie pendant l’entre-deux-guerres, tandis que le troisième porte sur les années 1990.
Le secrétaire général du Parti des communistes de la République de Moldavie et président de la République entre 2001 et 2009 Vladimir Voronine, d’une part, et le moldovénisme, d’autre part, sont au centre de la démonstration de JDI, même s’ils sont étudiés en parallèle avec le dirigeant du  Parti libéral et président intérimaire de la République entre 2009 et 2010 Mihai Ghimpu, d’une part, et le roumanisme, d’autre part. En effet, c’est la personnalité de Voronine et l’importance acquise par le moldovénisme qui dominent pendant la période analysée.

La démarche de JDI est exemplaire dans ce sens  qu’il ne s’abat jamais des limites qu’il s’est imposées : ne pas dénoncer mais tout simplement montrer le nationalisme tel qu’il se donne à voir, et s’en tenir exclusivement au discours qui s’en sert comme instrument de légitimation politique (p. 43). Les (maigres) références intellectuelles du modovénisme[3] sont tout simplement rappelées, tandis que l’accent n’est pas mis sur les incohérences et les contradictions (nombreuses et flagrantes) qui le caractérisent. Le moldovénisme est ce que Voronine en dit dans la série d’allocutions commémoratives prononcées pendant son mandat présidentiel, de la même façon que le roumanisme est ce que son successeur en dit en pareilles circonstances. En envisageant de la sorte le nationalisme à l’œuvre en Moldavie sous ses deux formes concurrentes, moldovéniste et roumaniste, l’auteur arrive à en dégager un certain nombre de traits objectifs significatifs difficilement contestables.

De toute évidence, la construction du passé dans le discours de Ghimpu est l’inverse de celle de Voronine, ce qui est négatif dans un cas devient positif dans l’autre (p. 151). Ceci n’empêche le moldovénisme de l’un et le roumanisme de l’autre de relever en égale mesure d’un nationalisme se référant à une nation construite ad hoc,  ad hoc, « pour cela », c’est-à-dire fondé sur une nation adaptable à tous les niveaux de contextes, pour asseoir la légitimité de celui s’en réclame et susciter l’adhésion du public (p. 200). Voronine, par exemple, passe systématiquement sous silence les périodes qui fâchent : aucune mention, négative ou positive, n’est faite de la période de l’inclusion de la Moldavie dans la Grande Roumanie, note JDI (p. 133). Dans les discours prononcés à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance le 27 août, il dresse un tableau noir de la responsabilité des « élites » moldaves accusées de s’être emparées du patrimoine national tout au long des années 1990, tout en rendant hommage à la fermeté et à l’intelligence des deux présidents de la République pendant cette période. Paradoxe ? Non, fait remarquer JDI, puisque Snegur et Lucinski étaient présents dans la salle lors des célébrations des dix et quinze ans de l’indépendance en 2001 et 2006 (p. 132-133). Les tentatives allant dans la même direction de Ghimpu, qui tout en insistant sur le passé roumain des Moldaves se garde bien de se prononcer pour la réunification avec la Roumanie (p. 152), n’ont pas manqué non plus, mais ont rencontré moins de succès en 2010 (p. 153). En règle générale, il ressort de l’analyse des discours commémoratifs que le président intérimaire est moins habile que celui qui l’a précédé, même si dans les deux cas « le contexte immédiat influence la construction discursive de la nation moldave et le contenu de l’idée de nation , sorte de coquille vide qui se remplit au gré des intérêts de celui qu l’énonce » (p. 150).
Certes, Ghimpu parle tout le temps de « citoyens » et inclut donc tous les Moldaves, quelle que soit leur nationalité, mais il n’aborde jamais la question des minorités.  Si le mot citoyen est quasiment absent chez Voronine (p. 157), la position de ce dernier est plus complexe. « La conception de la nation moldave du président, écrit JDI, est inclusive même si l’exclusion n’est jamais loin. » (p. 139) Les formules chocs utilisées au fil des discours sont nombreuses et insistantes : « peuple de Moldavie », « notre peuple », « peuple polyethnique », « population polylingue », « notre peuple entier », « peuple moldave multinational », « peuple soviétique entier » (s’adressant aux vétérans moldaves de la Seconde Guerre, p. 146), « peuple de Transnistrie », entendu comme une « composante formatrice de la statalité » (ce relève de l’Etat) au même titre que « peuple de Gagaouzie » (p 140). Aussi, JDI attire-t-il l’attention sur l’ambiguïté de ces formules : « en prônant l’unité et en appelant les « Moldaves », les « Russes », les « Ukrainiens », etc., à vivre sous le même toit, il reconnaît implicitement que ces « nationalités » existent et désignent des « peuples » différents. (p. 139).
Nicolas Trifon
2 avril 2015


[1] En référence aux révolutions de 1848 surnommées le « printemps des peuples ». Cf. Le second printemps des nations : sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute-Silésie, Biélorussie polonaise) Estonie, Moldavie, Kazakhstan, dir. Wanda Dressler, Bruxelles : Bruylant, 1999.
[2] Ce terme est emprunté à M. Billig, auteur de Banal nationalisme, Londres : Sage, 1995
[3] Il s’agit notamment du livre de Vasile Stati Istoria Moldovei (Chisinau : Vivar.)

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