samedi 29 mars 2014

Europoems, Padova : "Petit hommage à la vitalité poétique des langues en voie de disparition", par Nicolas Trifon



Le hasard a voulu que lors de la précédente édition de cette manifestation consacrée à la poésie, qui a eu lieu récemment à Paris, je commence ma communication portant sur la langue française par des considérations sur les débuts poétiques des lettres françaises. En effet, la langue littéraire, les premières productions relevant de la littérature, y compris les épopées narrant les extravagantes aventures des chevaliers de la Table Ronde,  étaient versifiées, chantées et transmis oralement grâce à des procédés mnémotechniques ingénieux. La prose, elle, vient plus tard, et prévaut de nos  jours à tel point que d’aucuns opinent, en exagérant à peine, qu’il y aurait plus de poètes que de lecteurs. 
Cette fois-ci, à Venise, j’irai à l’autre bout du processus, là où le voyage semble voué à prendre fin, celui où se profile la disparition d’une langue, malmenée par les uns,  abandonnée par les autres. Je parlerai d’une petite langue, l’aroumain, parlée à l’origine dans une aire géographique partagée entre quatre Etats-nations : la Grèce, la Bulgarie, la République de Macédoine et l’Albanie. Les Aroumains se distinguent de leurs voisins par leur langue, issue du latin, apparentée au roumain parlé au nord du Danube mais ayant connu une évolution différente. Elle n’a jamais été enseignée ni reconnue comme une entité autonome en raison notamment des pressions exercées par les nationalismes balkaniques.
L’acharnement des locuteurs de l’aroumain qui continuent à s’accrocher à une langue considérée comme condamnée à disparaître depuis longtemps, aujourd’hui en nette perte de vitesse et sans utilité apparente intrigue les observateurs. Pourquoi le font-ils, alors qu’ils maîtrisent la langue des pays où ils vivent ? Apparemment, pour mieux savoir qui ils sont, d’où ils viennent, pourquoi on les perçoit souvent comme différents des autres et, surtout, parce que le recours à cette langue, précisément, et à nulle autre, est à leurs yeux le seul moyen de s’exprimer pleinement et de se faire plaisir. Ils le font en chantant et en dansant, en se racontant des anecdotes et de bons mots lors des rares moments festifs où ils arrivent à se retrouver, sur le ton de la communion, en marge des autres. Ils le font avec un certain succès, parfois,  leur folklore étant d’un type particulier de nos jours. En effet, une telle culture populaire minoritaire ne passe pas par les moules nationalistes et ne saurait connaître les déformations inévitables lorsqu’il y a des visées commerciales ; tout ceci lui assure une certaine fraîcheur et authenticité, choses rares de nos jours.
Les plus motivés et, évidemment, les plus talentueux parmi ceux qui entendent continuer à pratiquer une langue qu’ils savent condamnée, sont ceux qui  écrivent  des poésies. Ce genre littéraire est de loin le plus honoré, loin devant les narrations romanesques ou dramatiques. Je pense ici à la poésie dans le sens moderne du terme, témoignant d’une recherche esthétique et d’une conscience critique, à la poésie qui se suffit à elle-même, qui  n’est pas destinée à accompagner d’autres arts, tels le chant ou la danse. Une poésie qui ne se laisse pas toujours facilement déchiffrer et qui pourtant trouve des lecteurs assidus, ce qui s’explique aisément, l’offre en la matière étant limité pour les locuteurs d’une petite langue.
C’est l’histoire édifiante de quelques-uns de ces poètes que je raconterai pour illustrer mon propos.
En 2007 paraissait à Charleroi, à l’initiative du Comité belge du Bureau européen pour les langues moins répandues une anthologie de la poésie aroumaine en édition bilingue aroumain-français comportant également des reproductions d’œuvres d’art signées par des artistes aroumains contemporains. Une bonne  trentaine d’auteurs en vie à cette date issus des différents pays balkaniques mentionnés avaient été retenus. Le résultat était surprenant si l’on prend en compte que le public potentiel d’un tel recueil se chiffrait en dizaines et non plus en centaines de milliers de personnes comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Un bon nombre des poèmes rassemblés ont été écrits après 1990, date à laquelle les Aroumains ont commencé retrouver une certaine visibilité sur la scène publique. Le cas de trois des contributeurs albanais mérite d’être signalé parce qu’il constitue une très bonne introduction à la « condition » du poète aroumain, et de l’Aroumain tout court, de nos jours.
Né en 1943 à Andon Poci, village situé à 17 km de Girokaster, Ilja Colonja est le plus âgé des trois. Sur les papiers d’identité il s’appelle Lia Rapush, les doublets patronymiques n’ayant rien d’exceptionnels chez ces gens qui, souvent, bon gré mal gré, ont slavisé, albanisé  ou grécisé leurs noms. Ses récents débuts poétiques il les doit à Spiru Fuchi, né en 1964 dans la même localité. « Pourquoi ne pas écrire en aroumain, certains l’ont déjà fait ? » lui a dit un jour ce dernier, qui venait de tomber sur une revue publiée en aroumain à Fribourg, en Allemagne. Leurs premiers recueils ont paru à Bucarest la même année, en 1997. Après avoir travaillé dans la construction en Grèce pendant plusieurs années, Spiru Fuchi s’est installé à Tirana où il a publié plusieurs nouveaux recueils, toujours en aroumain, ce qui n’aurait pas été concevable auparavant. Son frère cadet, Dimitri, né en 1967 à Andon Poci, ne s’est mis à écrire en aroumain qu’en 2004, auparavant il écrivait en albanais. Il l’a fait en Grèce, pays dans lequel il s’est installé après la chute du communisme. 
Deux observations concernant ces auteurs, en attendant qu’ils soient découverts dans d’autres langues.
Albanais, ayant été amenés à écrire en aroumain au contact des publications de la diaspora occidentale, à travailler en Grèce et à publier en Roumanie, ils ont un point géographique commun. Il s’agit d’Andon Poci, ce village d’un petit millier d’habitants qui a été fondé à une date récente, à la fin des années 1950 par des Rrãmãni, la branche des Armãni qui a le plus longtemps conservé un mode de vie semi-nomade dans la pratique de la transhumance. Ce village est le seul à être peuplé exclusivement d’Aroumains, une « ethnie » sans statut national particulier en Albanie qui compterait dans ce pays quelques cent mille âmes.
L’autre chose qui mérite d’être relevée c’est la modernité de leur démarche qui prend ses distances avec le pastoralisme de leurs prédécesseurs. Le pessimisme qui se dégage de leur poésie concernant l’avenir de leur communauté et de leur langue rime davantage avec une introspection critique qu’avec le culte de la position de victime de l’Histoire. 
Post scriptum. « Dimineatsa alãximu strajili a ipocriziljei » [Le matin, nous endossons les habits de l’hypocrisie] est le titre d’un poème de Spiru Fuchi dans lequel il raconte la condition de tant d’Aroumain originaires d’Albanie immigrés en Grèce qui s’adressent à leurs enfants en albanais en les envoyant étudier en grec, qui oublient qu’ils ne sont pas grecs d’origine quand ils demandent le permis de travail et qui, le soir venu, parlent au téléphone en aroumain avec la famille restée en Albanie.
Europoems, Padova, 27 mars 2014


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