Dans un ouvrage consacré à la musique dite tzigane ou lăutărească (du roumain lăutari : ménétriers, violoneux) paru il y a déjà une bonne
dizaine d’années et que je viens de découvrir avec bonheur, Speranţa Rădulescu
se propose de répondre à une question qui n’a rien de paradoxal malgré
l’impression que pourrait laisser la manière dont je viens de la formuler. Dans
un premier temps, au tout début du livre, elle rapporte la réplique donnée par
son vieil ami Emil Mihaiu, violoniste réputé, à une personne d’ethnie rom qui
soutenait qu’il n’existait pas de musique tzigane : « Comment
pouvez-vous dire une chose pareille ? Si les Tziganes n’avaient pas leur
musique bien à eux, cela signifierait qu’ils n’existent pas, puisque à ce que
je sache un peuple ne peut pas exister sans culture… Et si les Roms
n’existaient pas, qui représenterez-vous au Parlement ? »[1]
Le personne apostrophée, dont le nom n’est pas précisé, est
le sociologue et, en ce temps, député de la minorité rom Nicolae Gheorghe[2].
A première vue, c’est le virtuose de la musique tzigane qui
aurait raison, et l’intellectuel et politique rom qui aurait tort. En réalité, plus on avance dans le
livre plus la réponse devient problématique.
Musicologue très estimée pour ses travaux sur les musiques
traditionnelles des campagnes roumaines, Speranţa Rădulescu a joué un rôle de
premier plan au Musée du paysan roumain fondé par Horia Bernea en 1990. Tout au
long de sa carrière, elle a découvert, accompagné et produit nombre de groupes
et artistes devenus célèbres, tel celui de Clejani, appelé ensuite Le taraf des
haïdouks. Son livre se présente sous la forme d’une série de considérations
suivie d’un corpus d’entretiens ou causeries avec des musiciens roms ou
considérés comme tels, dont le public est constitué par des communautés
roumaines et roms, qui ont été
réalisés entre 1998 et 2003. Pas plus du volet théorique que des propos
des principaux intéressés, il ne ressort de réponse tranchée à la question de
l’in/existence de la musique tzigane. « Les Tziganes, conclut-elle, ne
peuvent pas dire avec certitude si la musique tzigane doit ses traits
caractéristiques au fait que les musiciens qui la créent et la véhiculent sont
roms ou au fait qu’ils sont des professionnels. Dans les causeries, la balance
pend d’un côté, puis de l’autre, s’équilibre, se déséquilibre à nouveau, sans
jamais atteindre une stabilité porteuse de certitudes » [p. 42].
Pour ce qui est de l’approche à partir de l’ethnomusicologie
et de l’anthropologie culturelle, l’auteure insiste sur le fait qu’il ne s’agit
pas de sciences « dures » mais de disciplines. La première ne saurait
fournir des formules et des thèses valables indépendamment du temps et de
l’espace alors que les « vérités » de la seconde ne sont pas les
faits et les phénomènes mais les représentations que les hommes qui vivent en
relations avec ces faits s’en font [p.
15, 16].
Qui plus est, elle se réfère exclusivement à la musique des
Roms musiciens professionnels ou semi-professionnels, descendants des esclaves
(robi) du roi, catégorie ayant joui
d’une certaine liberté par le passé, intégrés socialement et parfois
« roumanisés » ; on connaît très peu de choses, en revanche,
rappelle-t-elle, sur la musique vocale non accompagnée par de vrais
instruments, pratiquée dans un cadre familial par des Roms récemment sédentarisés
[p. 14-15, 19].
La seul enseignement que le lecteur peut tirer tant des
affirmations de l’auteure que des propos des musiciens lors de ces causeries
est qu’il s’agit avant tout d’un style tzigane : vigoureux, rythmé, en
permanent mouvement…, et que les Roms accordent une place importante à
l’interprétation et à l’improvisation. Mieux vaudrait, fait-elle remarquer, ne
pas séparer les questions « Qui créé la musique ? » et
« Qui l’interprète, qui la véhicule ? » Au fond, on ne sait pas avec précision ce
qui est relevant pour ceux qui produisent et ceux qui consomment ce genre de
musique [p.20].
« Les ressemblances entre leur musique et la musique
des « autres » (des Roumains surtout) mettent les Tziganes dans une
situation proche de celle du néophyte qui se voit obligé de décider si une
langue romane du sud du Danube est un dialecte de la langue roumaine ou une
langue distincte. Sa décision, comme toutes les décisions relevant de
l’identification discriminante, dépendra du degré d’instruction mais aussi de
ses intérêts. Par exemple, s’il est un bon Roumain, notre citoyen imaginaire
dira que l’aroumain c’est du roumain, même si l’aroumain ne lui semble pas être
une langue familière et indépendamment de l’opinion des spécialistes en la
matière. » [p. 39-40].
En fin du compte, estime S. Rădulescu, on parle de musique
tzigane ou non selon que l’on met l’accent ou non sur les différences qui la
caractérisent. Cette question se recoupe avec celle, autrement plus complexe,
de savoir qui est rom et qui ne l’est pas. Elle met à un moment en exergue la
réaction indignée d’un de ses interlocuteurs : « Nous sommes des
Tziganes, pas des Roms comme ceux que l’on voit à la télé en train de
voler ! » [p. 60]. A elle seule cette réaction indique la complexité
de la situation. Rappelons que nombre
des musiciens qui ont participé aux causeries suscitées par
l’ethnomusicologue avec la participation de plusieurs confrères ne parlent plus
le rom, ce qui ne semble pas les inquiéter outre mesure à quelques exceptions
près cependant [p. 64].
Ces musiciens « traditionnels » sont en revanche très inquiets
vis-à-vis de la révolution qui vient d’avoir lieu en matière d’instruments
musicaux, de plus en plus puissants, qui marginalisent leur savoir-faire, et de
l’apparition d’un nouveau genre, dit manele en roumain, dont le « message » - plus
agressif, reproduisant à l’excès le modèle dominant où l’argent est roi -,
comme la mélodie, d’inspiration
macédonienne, turque ou arabe leur sont étrangers. Dans plusieurs de ces
causeries, ils évoquent avec tristesse la dégradation de leur situation, la
difficulté de s’adapter au nouveau cours et la nécessité d’exercer des métiers
moins « nobles » pour survivre.
Enfin, sur la perception des Roms à l’Est et à l’Ouest, S.
Rădulescu fait les deux remarques fort pertinentes que voici en guise de
conclusion :
« Les préjugés antitziganes sont moins prégnants en
Occident qu’en Roumanie et les gens qui en sont empreints se permettent de les
manifester en public de manière inversement proportionnelle avec leur éducation
et leur position sociale.
( …)
Les préjugés antitziganes sont en Roumanie directement
proportionnels avec le rang social et le niveau d’instruction de ceux qui les
expriment. Aussi les intellectuels occidentaux de passage en Roumanie sont
consternés des commentaires faits sur les Tziganes par leur homologues locaux,
commentaires qu’ils estiment d’une brutalité inacceptable de nos jours. La
réalité qu’ils n’ont pas l’occasion de connaître est celle des milieux plus
modestes, surtout dans le milieu rural, dans lesquels le Tzigane n’est pas
regardé avec autant de cruauté. » [p. 32-33].
PS : la prochaine livraison portera sur : Les manele, une « musique de métissage
pan-balkanique »
Nicolas Trifon
30.04.2015
Speranţa Rădulescu, qui a eu la gentillesse de me lire, m’a envoyé ce mardi 5 mai le courriel dont voici la traduction :
RépondreSupprimer« Je te remercie beaucoup pour la présentation, si positive, de mon livre écrit il y a dix ans sur la musique tzigane. Je pense que tu as très bien saisi les principales idées de ce livre, et je t’en remercie encore une fois.
J’ai cependant trois minuscules observations et je te serai reconnaissante d’en tenir compte pour la forme finale.
La première concerne Nicolae Gheorghe, ce n’était pas lui, mais un autre parlementaire rom. Bien au contraire, Nicolae Gheorghe, que j’ai rencontré au début des années 1990, avant de décéder, faisait remarquer avec indignation que les Occidentaux identifient bêtement toute musique jouée/chantée par les Tziganes à la musique tzigane. Je te suggère donc tout simplement de supprimer cette note.
La deuxième « erreur » est de mon fait : je n’ai pas écris assez clairement qu’il existe une musique tzigane jouée par des lăutari (violoneux, ménestrels) connue sous le nom de « musique des lăutari » ou « musique tzigane de lăutari ». J’ai précisé cependant que les Tziganes eux-mêmes hésitent : ils l’expliquent des fois par leur professionnalisme, d’autres fois par leur appartenance à l’ethnie rom. En effet, je pense ne pas l’avoir écrit assez clairement.
Enfin, la troisième observation porte sur le paragraphe suivant :
« Cette question se recoupe avec celle, autrement plus complexe, de savoir qui est rom et qui ne l’est pas. Elle met à un moment en exergue la réaction indignée d’un de ses interlocuteurs : Nous sommes des Tziganes, pas des Roms comme ceux que l’on voit à la télé en train de voler ».
Il s’agit ici, en réalité, du fait que les musiciens tziganes (lăutarii) n’acceptent pas d’être appelés roms, comme on leur a recommandé. Ils préfèrent être appelés tziganes. D’une part, pour éviter d’être confondus avec « ceux qui volent à la télé » et, d’autre part, pour marquer aussi clairement que possible leur supériorité à tous points de vue par rapport aux autres catégories de Roms.
Je te souhaite plein de bonnes choses !
Speranţa »
Je vais essayer de lui répondre. Tout d’abord, j’aurais pu être un peu plus prudent en évoquant Nicolae Gheorghe. Si je l’ai fait, c’est parce qu’à deux reprises au moins il m’a soutenu que ce qu’on appelle musique tzigane n’en est pas en réalité, chose qui m’avait surpris sur le coup.
Pour ce qui est de l’existence ou la non-existence d’une musique tzigane, je reste dubitatif à plus d’un titre. Peut-on parler par exemple d’une musique roumaine s’agissant de celle qu’on écoute dans l’Oaş, dans le Banat, en Olténie ou en Moldavie. A plus petite échelle, du côté des miens, des Aroumains, la musique varie sensiblement d’un groupe à l’autre même lorsqu’ils cohabitent. Ce que la musique des Tziganes met radicalement en question, à mon point de vue, c’est la hiérarchie que l’on établit d’ordinaire entre création et interprétation.
Evidemment, tout ceci ne rend pas moins dégoûtants ceux qui soutiennent, avec la suffisance que l’on sait, que les Tziganes n’ont « même pas » de musique bien à eux, puisqu’elle est roumaine, ou encore ironisent sur la musique juive (yiddish) qui ne serait qu’un ersatz de la musique des paysans moldaves.
Pour ce qui est de l’appellation « rom » dont l’usage de plus en plus fréquent me semble marquer une avancée, je rappellerai une chose qui m’a choqué en Roumanie. Suffoqués par la confusion possible entre les Roms et les Roumains, les médias se sont mis à désigner systématiquement comme « roms » tous les auteurs d’actes délictuels en sorte que le contenu péjoratif du mot « tzigane » a été tout simplement balancé vers le mot « rom ». Aussi, quand on est musicien, mieux vaut être tzigane…