La traduction en français du livre de la comtesse R. G. Waldeck paru aux Etats-Unis en 1942 au
lendemain de son séjour à Bucarest qui a eu lieu entre juin 1940 et fin janvier
1941, pour le compte de l’hebdomadaire Newsweek, surprend à plus d’un titre[1].
L’image de la Roumanie qui en ressort est plus proche de celle que l’on cultive
volontiers dans ce pays notamment depuis la chute du communisme que de celle,
moins gratifiante, véhiculée en France à propos du comportement attribué aux
Roumains à la veille et pendant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à
d’autres observateurs étrangers de passage en Roumanie au même moment, tel
Curzio Malaparte[2], notre
auteure manifeste une empathie non dissimulée pour ces « Roumains [qui] ont une extraordinaire capacité
d’encaisser les coups du sort tout en restant détendus. Ils tombent
gracieusement, tout en douceur et en souplesse, comme le peuvent seulement ceux
qui sont entraînés à tomber » (p. 306). En effet, les mauvais coups du
sort se sont accumulés au cours de ces sept mois : la Bucovine et la Bessarabie
sont occupées en juin par l’URSS suite au pacte germano-soviétique, le nord de
la Transylvanie est cédée à la Hongrie par le traité de Vienne en août, le sud
de la Dobroudja passe sous contrôle bulgare en septembre, tandis que le cycle
des violences atteint des sommets avec les assassinats perpétués par les
« gardistes » (membres de la formation fasciste Garde de Fer/Mouvement
légionnaire plus connus sous le nom de légionnaires) contre leurs adversaires
politiques et leurs compatriotes de confession juive.
De surcroît, la comtesse Waldeck fait preuve d’une attitude
plutôt compréhensive, sans doute choquante pour certains, vis-à-vis des
principaux acteurs du jeu politique particulièrement tortueux et riche en
rebondissements pendant cette période : le roi Carol II, contraint d’abdiquer
le 6 septembre 1940, et son amante Elena Lupescu qui le suivra en exil, les
gardistes, entrés en force à la mi-septembre dans le nouveau gouvernement,
après avoir été durement réprimés sous Carol II, et le général Antonescu, le conducător qui finira par triompher en écartant les 21-23
janvier 1941 ces anciens alliés après les avoir utilisés, en les laissant
installer un régime de terreur dans le pays. Les faits et gestes de ces
personnages, de sinistre mémoire, sont reconstitués à partir des informations
disponibles, des innombrables ragots et rumeurs recueillis dans le bar, le
salon de coiffure et les couloirs de l’hôtel Athénée Palace (aujourd’hui
Hilton) situé au centre de la capitale à deux pas du palais royal. L’impression
qui se dégage du récit et des propos de l’auteure et de ses interlocuteurs, des
officiels allemands haut placés, est que l’issue des multiples manœuvres des
uns et des autres était inéluctable : suite à la capitulation en juin 1940
de la France, son allié traditionnel, la Roumanie n’avait pas d’autre choix que
de s’aligner sur l’Allemagne nazie et d’entrer à ses côtés en guerre contre
l’URSS en juin 1941, ce qui lui vaudra le statut de pays vaincu en 1945. Il
n’est d’ailleurs pas fait état d’une quelconque opposition crédible à cette
option, même pas de la part des
leaders des partis national-paysan (Iuliu Maniu) et libéral (Gheorghe I.
Bratianu) mis sur la touche depuis l’instauration de la dictature royale le 10
février 1938 (p. 123, 307).
Les failles du Nouvel Ordre européen
L’intérêt du livre résulte surtout du fait qu’il est paru en
1942, peu après les événements évoqués, événements décisifs pour l’histoire
roumaine et qui ont également pesé sur le déroulement du conflit mondial :
on apprend « en direct » ce que savaient, ce que disaient, ce que
pensaient les uns et les autres. Par exemple, les informations fournies, sans
aucune emphase, sur la législation raciale adoptée en août 1940, sous Carol II,
et les massacres à caractère antisémite dans le contexte d’extrême violence de
l’époque nous apprennent que ces actes étaient de notoriété publique et ne
suscitaient pas de protestation notable.
La personnalité atypique de l’auteure est aussi pour quelque
chose dans l’intérêt que présentent les analyses politiques parfois
passionnantes qui ponctuent son récit et les conversations - souvent assez
insipides et marquées par l’esprit de l’époque - rapportées.
Née en 1898 à Mannheim dans une famille de banquiers de
confession juive dont elle s’émancipe assez vite, Rosie Goldschmidt (puis
Waldeck, du nom de son troisième mari, un compte allemand) s’installe aux
Etats-Unis en 1931 où elle publie un livre de mémoires et poursuit son travail
de journaliste. Diplômée en sociologie à Heidelberg en 1920, suspectée à un moment
donné d’espionnage, elle est une libérale, bien que critique à l’égard des
libéraux américains (de son temps) qu’elle taxe d’angélisme, adversaire résolue
du totalitarisme (en Allemagne et en Italie, mais aussi en Russie, pays où elle
a séjourné quatre mois en 1928) parce qu’attachée au concept de liberté
personnelle (p. 312). Allergique
aux révolutions, elle explore avec méthode toutes les voies imaginables pour
faire barrage à la montée en puissance de l’Allemagne nazie, pour déceler les
facteurs qui rendent illusoire à terme le triomphe d’un « monde fabriqué
par Hitler ou façonné selon Hitler » (p. 124).
« Quand j’arrivai à l’Athénée Palace par cet après-midi
torride de juin 1940 en tant que journaliste américaine, écrit-elle au début du
livre, je pressentais depuis un bon moment qu’Hitler risquait non seulement de
gagner la guerre, mais qu’il
pourrait bien gagner la paix et organiser l’Europe. En quittant l’Athénée
Palace, j’étais convaincue qu’Hitler ne pourrait ni gagner la paix, ni
organiser l’Europe » (p. 17).
Tout au long du livre se succèdent arguments
et démonstrations qui plaident en faveur de cette conclusion. Sa démarche est
pragmatique avant tout. « Pour la grande majorité des peuples européens,
la liberté n’était d’aucune utilité. Mais il n’en allait pas de même pour
l’indépendance nationale » (p. 260), fait-elle remarquer à partir de
l’analyse réaliste de la situation en Roumanie, pays dont l’échiquier politique
était dominé par des partis et mouvements de droite et d’extrême droite a priori
favorables à l’Allemagne nazie mais qui s’en méfient dès lors que leurs
objectifs nationaux semblent contrariés. Ce qui intéresse l’auteure c’est de
relever les contradictions quasi insurmontables entre ces forces politiques,
d’une part, et, d’autre part, entre chacune d’entre elles et l’Allemagne nazie.
Ce genre de contradiction, estime-t-elle, finira par mettre en échec tôt ou
tard le Nouvel Ordre européen promu par les nazis. Au cœur de sa démonstration,
les différences entre les « gardistes », qui sont des
révolutionnaires à ses yeux, et les partisans du conducător, le général Antonescu, conservateurs et épris
d’ordre à tout prix. Dans le même temps, d’un côté comme de l’autre, sous des
formes différentes mais pour des raisons similaires relevant de l’idée qu’ils
se font de la nation et de leurs propres intérêts, la confiance dans le
puissant protecteur recherché est très limitée.
« Le fascisme roumain ne pouvait pas fonctionner sous
l’égide de l’Allemagne car, avec la révolution gardiste, une vague d’égoïsme
nationaliste inconcevable pour un régime bourgeois avait déferlé sur la
Roumanie » (p. 257), écrit-elle pour conclure plus loin, à propos de
l’éviction finale des gardistes par Antonescu, sur un constat assez surprenant,
puisqu’il s’agissait a ses yeux du « premier régime fasciste à s’écrouler
en Europe, et dans un pays sous la protection des Allemands (p. 302)
En insistant sur le fait qu’Antonescu fût le principal
artisan de l’élimination des gardistes, cette auteure pourrait donner
l’impression de conforter la thèse révisionniste qui fait d’Antonescu, sinon le
sauveur du pays, le moindre mal en quelque sorte en comparaison avec les
gardistes, et la terreur exercée par cet « ordre religieux » criminel
aux accents bolcheviques (p. 31), et suggère la réhabilitation du conducător [3].
Rien n’est moins sûr : si le conducător l’a emporté, c’est parce qu’il correspondait le mieux aux intérêts des
nazis qui avaient besoin d’ordre dans ce pays, « cinquième producteur
mondial de pétrole et deuxième en Europe » (p. 256). Les arguments de
l’auteure sur ce point sont plus que convaincants, notamment s’agissant des
protestations formulées par les officiels nazis à propos de l’accélération de
la déjudéïsation entreprise par les gardistes qui désorganisaient l’économie
roumaine provoquant ainsi un sérieux manque à gagner pour la poursuite de la
guerre par l’Allemagne (p. 121, 189 et 214).
En règle générale, tout en se laissant aller à certaines
considérations qui peuvent laisser dubitatif le lecteur par leur côté
spéculatif, l’auteure fait preuve d’un sens critique très aigu à propos des
réalités roumaines de cette époque. Par exemple tout en déplorant les
injustices subies par la Roumanie
privée du nord de la Transylvanie au profit de la Hongrie et des deux
régions occupées par l’Armée rouge, elle fait remarquer que :
« L’importante communauté urbaine juive de Transylvanie
forcée, hélas, de choisir entre l’antisémitisme roumain et l’antisémitisme
hongrois, préférait l’antisémitisme hongrois » (p. 126).
« Bien que les gouvernants roumains de tous bords aient
toujours voulu l’ignorer, il était évident qu’une grande partie de la
paysannerie et du prolétariat urbain de ces deux provinces roumaines se
préparait à accueillir les Soviets
comme leurs sauveurs. » Les Roumains « avaient traité ces provinces
récemment annexées comme des colonies » (p. 90-91).
Nicolas Trifon
décembre 2014-janvier 2015
[1] Athénée Palace, comtesse R. G. Waldeck ;
trad. de l’anglais et préf. Danièle Mazingarbe, Paris : éditions de
Fallois, 2014, 315 p.
[2] A force de jouer
sur deux registres, le romanesque et le documentaire, C. Malaparte a légué à la
postérité des descriptions dantesques fort évocatrices mais dont l’authenticité
n’est pas toujours certaines selon ses biographes (Maurizio Serra et Giordano
Bruno Guerri). Il en va ainsi de la présentation dans son roman Kaputt (paru en 1944) des exactions et crimes antisémites
commis à Iaşi en juin 1941 dont le contenu est différent de la correspondance
sur le même sujet qu’il a publiée deux ans plus tôt dans Corriere
della Sera. En revanche l’Athénée
Palace de la comtesse Waldeck est conçu en
sorte que le lecteur peut assez facilement faire la part de ce qui relève de la
chronique mondaine, de l’analyse politique et du document historique.
[3] Les
velléités de réhabilitation d’Antonescu, qui apparaissent déjà sous Ceauşescu
pour occuper le devant de la scène au lendemain de la chute du communisme, ont
été mises en veilleuse depuis les injonctions de l’UE. Quant au noyau dur du
fascisme roumain de l’entre-deux-guerres, il ne représente plus grand-chose
politiquement de nos jours. Il n’en va pas de même de la mystique nationale incarnée par les légionnaires et de
ce curieux mélange d’anachronismes propres à la religion orthodoxe et de
rancœurs d’un peuple qui se sent laissé-pour-compte de l’Histoire sur lequel
ils s’appuyaient. Nous avons là de « références » qui continuent de hanter
l’imaginaire politique roumain.
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