« Je n'ai
aucune attirance pour le roman historique, qui me paraît relever de la
littérature de jeunesse. J'ai donc ouvert le manuscrit avec beaucoup
de réticences. Puis, je l'ai lu d'une traite. Etonné, je l'ai soumis à mon
entourage, qui a porté le même jugement. En fait, je ne comprends toujours pas
vraiment ce qui me plaît tant. » (cité par Eric Aeschimann, Le Nouvel
Observateur, 11 septembre 2014).
En cherchant sur
le Web, je suis tombé sur une brève allocution filmée de l’auteur qui raconte
comment, en visite en Hongrie chez des membres de sa famille, il a voulu
pousser plus loin et s’est rendu en Transylvanie où il est tombé sous le charme
d’une région montagneuse remplie de mystères.
Enfin, dans un entretien, il évoquait ses ascendants souabes (colons de
langue allemande installés par l’Autriche au XVIIIe siècle sur ses terres
reprises aux Ottomans et dont des descendants vivent de nos jours en Hongrie et
dans le Banat serbe et roumain). Cela peut expliquer, jusqu’à un certain point,
pourquoi l’auteur réussit un véritable tour de force en se refusant de trancher
à propos du contentieux opposant les Valaques aux Hongrois. A mon goût, la mise
en scène de ces communautés qui se côtoient sans jamais se mélanger est
l’aspect le plus passionnant du livre loin devant le destin héroïque/tragique
du personnage central auquel elle sert de toile de fond. Difficile de dire dans
quelle mesure les serfs, les serviteurs, les petits nobles, les paysans et les
forains, les fonctionnaires civils et militaires de l’empereur, les Hongrois et
les Tsiganes, les Sicules, les Saxons ou les Valaques évoqués reflètent les
réalités historiques. L’auteur s’est beaucoup documenté, c’est certain, mais au
fur et à mesure que l’on se déplace de Vienne vers l’est les choses deviennent
de plus en plus embrouillées. Cela est surtout vrai pour les Valaques, les plus
nombreux sur les terres de notre comte, comme dans l’ensemble de la
Transylvanie, ces serfs pour la plupart, mais aussi contrebandiers, bandits,
moines et autres popes qui devront attendre presque un siècle pour échapper au
statut subalterne et prendre leur revanche.
Une chose est
certaine, la reconstitution de l’atmosphère et des tensions qui prévalaient en
ces temps agités est émouvante et invite le lecteur à se replonger dans un
passé révolu mais qui a laissé des traces perceptibles encore de nos jours.
Passionné par le détail, l’auteur évite tout jugement de valeur, tout propos
malveillant au sujet des mille personnages qu’il met en scène, ce qui constitue
un vrai exploit à propos de cette région dans laquelle les stéréotypes
dépréciatifs comme valorisants ont la vie dure. Cela étant dit, la
reconstitution à laquelle procède l’auteur exige parfois une bonne dose
d’imagination, à propos par exemple des Valaques de l’époque sur lesquels on sait
pas grand-chose en fin de comptes, sinon qu’ils n’avaient pas droit au titre de
nation à l’instar des Sicules, des Hongrois et des Saxons. « Ils étaient
non seulement serfs mais aussi membres d’une communauté méprisée à laquelle on
ne donnait pas le nom de nation et qui n’avait aucun droit politique en
Transylvanie », écrit l’auteur à la page 180.
Si la sympathie de
l’auteur va vers l’ancien officier de
l’empereur, aristocrate au-dessus de la mêlée, qui vit et agit dans le culte de
l’honneur, les faits et gestes des membres des communautés qui se trouvent sur
ses terres et les alentours sont scrutés avec la minutie d’un entomologiste et la
froideur d’un fonctionnaire autrichien. On le voit surtout dans l’évocation du
monde obscur des mystérieux forestiers valaques, de leur organisation interne, des
complots qu’ils ourdissent, de leurs actions vis-à-vis des serfs qu’ils
tiennent sous leur coupe tout en les protégeant et en les vengeant contre les
nantis. La description réaliste, sans concessions, de ces
« forestiers », plus connus dans la région sous le nom de haïdoucs,
est bien venue si l’on pense à l’instrumentalisation, à des fins nationalistes
surtout, dont ils ont fait l’objet.
Pour une approche
plus empathique du monde des haïdoucs, de ceux qui se trouvaient de l’autre
côté des Carpates cette fois-ci, le lecteur pourra cependant se reporter au bel
ouvrage de Panaït Istrati intitulé Présentation des haïdoucs, réédité
par la maison L’échappée, quelques mois après la parution de Karpathia.
Dans sa postface, Carmen Oszi cite une confession de l’écrivain d’origine
roumaine qui donne le ton de ce livre paru pour la première fois en 1925 :
« Dans la
fourmilière humaine, il y a des hommes qui n’ont pas assez de leur propre vie,
de leur souffrance, de leur bonheur et qui se sentent vivre toutes les vies de
la terre. Mille béatitudes ne les empêchent pas d’entendre un
gémissement ; mille douleurs ne peuvent les priver d’une seule joie. Ce
sont les hommes-échos : tout résonne en eux (…) Je suis un de ces
hommes-là : je suis un haïdouc. » (p. 145).
Décidément, avec
Panaït Istrati, les haïdoucs intègrent de plain-pied la galerie des révoltés
contre toutes les injustices.
PS Les éditions L’échappée
ont également réédité cette année la biographie signée par Monique Jutrin, Panaït
Istrati, un chardon déraciné, tandis que les éditions Peter Lang publient Panaït
Istrati de A à Z de Dolores Toma. Mathias Menegoz a reçu le prix
Interallié 2014 pour Karpathia.
Nicolas Trifon
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