lundi 29 décembre 2014

Roumanie, 1956-1968, un passé révolu mais tenace : le témoignage de Victor Ieronim Stoichiţă


Disons-le d’emblée, le titre du livre de Victor Ieronim Stoichiţă, Oublier Bucarest [1], est trompeur, puisque l’auteur du récit, historien et critique d’art réputé, enseignant aujourd’hui à l’Université de Fribourg, en Suisse, se souvient avec un plaisir manifeste des années vécues dans la capitale roumaine, où il est né en 1949. La période couverte va des faux espoirs suscités par la révolution hongroise de 1956 à l’écrasement du printemps de Prague, en août 1968, la veille de son départ pour l’Occident (dincolo, en roumain, c’est-à-dire de « l’autre côté », « au-delà », p. 211), en l’occurrence l’Italie, grâce à une bourse accordée par le gouvernement de ce pays. Dans un sens, il s’agit d’un plaisir éprouvé non seulement malgré mais aussi en raison des situations critiques et à bien des égards dramatiques traversées par la famille et les proches de l’auteur/narrateur/héros. De ce point de vue, le livre est original si l’on pense surtout au concert de jérémiades auquel ont donné lieu tant d’écrits et de mémoires concernant cette période parues après 1989 mais aussi aux évocations, plus récentes et sur un ton souvent ironique, de la nostalgie pour la vie menée sous le régime communiste[2].

Le « petit monde » de V.I. Stoichiţă tel qu’il est décrit dans le livre appartient à ce que l’on considère couramment en Roumanie comme l’élite de l’ancien régime (celui qui a précédé l’arrivée des communistes au pouvoir), une certaine élite, plus précisément, celle fondée en partie tout au moins sur la mérite. Après 1947, cette catégorie a subi de plein fouet la parodie de lutte de classe orchestrée par un pouvoir communiste en mal de légitimité. Voici un exemple parmi tant d’autres, les uns plus édifiants que les autres : professeur d’anatomie à l’Université de Cluj et auteur de nombreuses études dans sa spécialité, le grand-père de l’auteur est rétrogradé en 1948 au poste de laborantin puis emprisonné en 1953, tout cela parce qu’il avait été membre de la fraction du Parti social-démocrate qui avait refusé de rejoindre le Parti communiste (p. 40-41). Pour mieux situer l’auteur, rappelons qu’une partie de sa famille, originaire de Transylvanie, présentait un autre « handicap » à l’époque communiste. Elle était gréco-catholique, culte supprimé du jour au lendemain au profit de l’Eglise orthodoxe « nationale » plus facile à contrôler. Les nombreuses références dans le récit à l’ancienne province austro-hongroise nous éloignent d’ailleurs de l’esprit bucarestois dans ce qu’il comporte de balkanique et/ou byzantin. L’Omama (la grand-mère) de l’auteur, nous rappelle-t-il, « penchait plutôt vers l’idée des « Etats-Unis de la Grande-Autriche, englobant une Transylvanie helvétisée » (p. 137)

Pour l’essentiel, la chronique de V.I. Stoichiţă passe en revue les heurs (avant l’arrivée des communistes) et les malheurs (après) d’une famille et de son entourage au parcours exemplaire auxquels il rend hommage. Les anecdotes narrées et les commentaires, aboutissent à une reconstitution assez fidèle non seulement de l’atmosphère mais aussi de l’opinion, de la vision du monde, qui prévalait à l’époque dans ce milieu social. Bien d’autres témoignages le confirment, le mien y compris pour avoir été confronté à des situations similaires. Certains détails autobiographiques et l’accent mis sur l’excellence des personnes chères à l’auteur (son arrière-grand-père était non seulement médecin mais aussi « général de l’armée royale roumaine, dont il organisa le système sanitaire au tournant du XXe siècle », p. 37) peuvent agacer le lecteur mais le ton du livre, qui s’adresse au public francophone, semble sincère. En tout cas rien ne permet d’affirmer que V.I. Stoichiţă cherche à réinterpréter ses souvenirs et les sentiments qu’il éprouvait ou l’idée qu’il se faisait de la situation en ce temps.

Même le communiste de la famille ne s’en sortait pas vraiment mieux

Les tableaux dressés, les scènes reconstituées, les histoires de vie rapportées battent en brèche les stéréotypes et la vision en noir et blanc à propos de la période dite stalinienne qui, en Roumanie, s’est prolongée au-delà de la mort de Staline et de la dénonciation de ses crimes par Khrouchtchev au XXe Congrès. A maintes reprises, l’auteur surprend le lecteur en ménageant une issue aux situations les plus inextricables et en mettant ainsi en lumière la capacité des victimes à l’emporter d’une manière ou d’une autre ou encore en pointant les conséquences inattendues du règne de l’arbitraire qui pouvaient se retourner contre ceux-là même qui en étaient les responsables. Par ailleurs, il trouve les mots justes pour évoquer une période sur laquelle on a tendance à faire impasse depuis la chute du communisme et sa condamnation en bloc, à savoir la période des ouvertures opérées par le régime entre 1964 et 1968.

L’histoire personnelle du prof d’anglais de l’auteur est effarante : arrêté en 1949, à dix-neuf ans, pour avoir collé les affiches d’un parti (libéral) déjà sorti de la circulation, il fut libéré en 1964. « Il avait l’air tout à fait normal, si ce n’était pas sa pâleur », se souvient l’auteur, lorsqu’il fait sa connaissance, quelques mois après sa libération (p. 186). Mais la prison, rappelle-t-il avec une certaine fierté, c’était aussi une « super-université » en ce temps. C’est là que son prof avait acquis son bel accent oxfordien et appris en détail la trame de toutes les tragédies de Shakespeare sans pourtant ne jamais les avoir lues » (p. 188). Vraisemblablement, cette « culture orale et clandestine » acquise et transmise par les rescapés des geôles surpeuplées par des intellectuels prestigieux a joué un rôle considérable dans la formation intellectuelle du futur historien d’art. En effet, on débattait aussi des idées de saint Augustin, Kant, Heidegger, Cioran ou Noïca lors de ces leçons d’anglais (p. 191).

Le goût de l’auteur pour les Beatles faisait partie des motivations qui expliquent son intérêt pour les cours privés d’anglais. Bannie des ondes, cette musique « occidentale » est très prisée par les jeunes qui se la procurent par les réseaux parallèles et organisent en privé des soirées rock. La musique et la danse ne sont pas les seuls domaines dans lesquels ceux qui savent s’en donner les moyens sont en phase avec l’Occident. Dans la famille de l’auteur, on lit aussi par exemple des livres interdits tel le Docteur Jivago du prix Nobel 1957.

Médecin et chercheur scientifique (p. 14), sa mère se met en quatre pour s’en sortir, achète du lait le matin, fait les courses, prépare des conserves pour l’hiver (p. 34), aide les proches de ceux qui avaient été arrêtés, se montre prête à vendre un « Gallé, cadeau de noces des Negresco, pour payer un préparateur » (p. 255), mais tous ces efforts ne sont pas vains, le rang est tenu, l’honneur sauvé, et, par exemple, l’auteur passe avec succès le concours très difficile d’admission aux Beaux-Arts, puis obtient une bourse pour l’Italie.

Somme toute, même le communiste de la famille, le frère de sa grand-mère dont l’engagement remontait aux études suivies à Paris dans les années 1920 et qui occupait une fonction « officielle » au sein du nouveau régime roumain ne s’en sortait pas vraiment mieux. Le Parti lui avait octroyé une belle garçonnière, 1re catégorie, mais il prenait ses repas chez sa sœur, réduite à tenir une petite pension (2 lei la Knödelsuppe, 3,50 lei le Wienerschnitzel…), et n’hésitait pas à s’humilier en protestant de sa bonne foi communiste dans une lettre envoyée au « camarade ministre » pour solliciter de menus avantages (p. 54-67).

Autre détail fourni par l’auteur qui en dit long sur la situation. Si les logements de sa famille à Cluj et Sibiu avaient été confisqués, occupés, nationalisés, ils se retrouvaient à leur tour dans un logement dont le propriétaire avait été exproprié. L’appartement dans lequel ils s’entassaient à Bucarest avait été obtenu grâce à l’intervention d’un personnage important du régime auquel son père avait rendu auparavant un service en le guérissant d’un ulcère duodénal chronique. Il avait appartenu à un général de l’armée de l’ancien régime qui s’était enfui à l’étranger (p. 11-12).

A l’approche de 1968

La roue a commencé tourner vers 1964, quand la ville s’est soudainement « remplie de revenants », les prisonniers politiques qui venaient d’être libérés aussi soudainement qu’ils avaient été arrêtés à la fin des année 1940. A partir de cette date, l’étau se desserre petit à petit, et l’auteur passe en revue les nouvelles opportunités qui se présentaient désormais aux anciens proscrits ou tout simplement à des personnes méritantes ne faisant plus nécessairement partie du Parti communiste (p. 251). En 1967-1968 les choses s’accélèrent :

 Nourris jusqu’alors de classiques censurés, l’avalanche des « modernes » déconcertait : Camus, Sartre, Ionesco (expressément interdit les années précédentes), Kafka, Joyce… Et le cinéma japonais (La femme des sables de Hiroshi Teshigahra), et la nouvelle vague française, et les Felini (…) On n’en croyait pas nos yeux, et la seule crainte était … que cela finisse. (p. 255)

Cela n’empêche pas l’auteur d’adopter une attitude réservée pendant et au lendemain les événements de 1968 : l’écrasement du printemps de Prague et la condamnation de l’intervention soviétique par Ceauşescu  qui atteint à cette occasion le sommet de sa popularité :

C’était en 1968. Partout en Europe, les étudiants bougeaient. Les nôtres aussi, mais au ralenti. Comme d’habitude, on attendait que les grands changements viennent d’ailleurs. Cet « ailleurs », pour nous, c’était Prague. On en parlait beaucoup, et notre regard sur le pays voisin était plein d’espoir, mais plus contemplatif qu’actif, car la vie estudiantine suivait encore les anciens sillages, tandis que l’espoir, lui, était souterrain. Je remarquais vite la force persistante d’une schizophrénie politique qui ne ménageait personne, mais que certains assumaient avec volupté. Il y avait des collègues s’orientant rapidement vers des postes de responsabilité dans l’association des étudiants communistes, ce qui leur garantissait des avantages, surtout au moment de la fameuse « répartition », à la fin de la scolarité. Dans les réunions de l’Association régnait la plus répugnante des langues de bois possibles, et aucun vent de renouveau ne se faisait sentir. On pouvait être un peu surpris (si on était naïf) en réalisant que les mêmes étudiants étaient ceux qui lisaient avec le plus d’intérêt les livres de Soljénitsine (interdit) ou d’Orwell (interdit lui aussi) et qui se passaient en sous-main les derniers 33 tours de Joan Baez, la diva pleurnicheuse des soixante-huitards américains. C’était évident, nous manquions d’esprit politique. (p. 277)

La belle revanche des nantis déchus

Comment interpréter la position de l’auteur et de ses proches appartenant aux générations plus âgées dont il se fait non seulement le chroniqueur mais aussi le porte-parole, comment expliquer sa position par rapport aux changements survenus ultérieurement ?

En reconstituant le discours familial dans les années 1950, qui l’a accompagné jusqu’à la maturité, V.I. Stoichiţă suggère un élément de réponse :

La vie va de l’avant, et elle doit aller de l’avant. Mais quel genre de vie ? L’égalité, en elle-même, est bonne, mais soyons lucides : elle ne pourra pas triompher. Les nouveaux maîtres feront de nouveaux esclaves. Et la soi-disant égalité sera seulement pour ces derniers. (p. 108)

On ne saurait cependant en rester à ce discours qui n’a rien d’étonnant dans un pays où « certains étaient plus égaux que d’autres ». Il est trop vague et contient davantage de questions que de réponses. Pour caractériser la démarche qui semble caractériser le petit monde du héros de ce récit, son auteur et ses proches il y a presque un demi-siècle il faut davantage. La quatrième de couverture du livre parle de la « posture résiliente » du narrateur. Cette piste mérite d’être prise en compte. En effet, la description très vivante et réaliste de cet auteur, les propos rapportés et les commentaires de l’auteur lui-même permettent de saisir le modus vivendi patiemment forgé par les victimes des abus du régime appartenant aux anciennes élites devant les adversités auxquelles ils avaient été confrontées. De ce point de vue, à regarder de plus près, le récit est avant tout positif, et on peut estimer que les anciens nantis ont fini par prendre une belle revanche par rapport au sort injuste qui leur avait été réservé. Les ouvertures qui s’en sont suivies n’ont pu que les conforter, même si elles ont été de courte durée, ils ont su en tirer profit.

La remarque qui figure en guise de conclusion du passage cité plus haut indiquecependant les limites de cette démarche de l’auteur, de ses proches, de son milieu social : « C’était évident, nous manquions d’esprit politique. »

Un modus vivendi ambigu

Telle qu’elle ressort du récit, la vision du monde de l’auteur et de ses proches apparaît sous le signe d’une triple absence. On cherche en vain un questionnement à propos du milieu social dont provient l’auteur et auquel il voue un véritable culte. Il en va de même pour d’éventuelles considérations sur le rôle que des facteurs autres qu’extérieurs, l’URSS et le Parti communiste roumain, auraient pu jouer dans le fonctionnement du régime en place. Même topographiquement, le petit monde du narrateur est parfaitement circonscrit, le centre de Bucarest, coupé du reste, et ne cherchant pas le contact. Enfin, plus étonnant encore, aucun personnage du récit n’est porteur d’une révolte à proprement parler, c’est-à-dire contre les injustices effectives générées par le nouveau régime politique. On sent le mépris, le dégoût devant l’absurdité de la situation, mais l’injustice, celle qui se donne à voir concrètement, n’est pas interrogée. Elle va de soi. Sans doute était-il sous-entendu que ce régime était injuste, mais il est perçu avant tout comme un corps étranger et s’est sur son absurdité que l’accent est toujours mis. Dans le contexte de l’époque marqué souvent par l’arbitraire, où le pouvoir s’arrogeait le monopole du discours critique, une telle vision et attitude empreintes de fatalisme est compréhensible, certes, mais jusqu’à un certain point. Dans un sens le modus vivendi construit dans ce milieu social repose sur cette triple absence. Ceci ne manquera pas de peser par la suite sur le cours de l’histoire roumaine.

En effet, c’est justement en pointant les injustices, telles qu’elles se donnaient à voir, grâce aux brèches du système, à ses contradictions, revirements, etc., que la contestation, la revendication sociale et la dissidence s’affirmeront à partir de la fin des années 1960. Or elles ont été très faibles en Roumanie. Pratiquement, des personnages comme le dissident Paul Goma et l’ouvrier Vasile Paraschiv font figure d’exception. Eux-mêmes mais aussi leurs vues et les revendications dont ils étaient les porteurs joueront donc un rôle marginal dans la période qui a suivi la chute du régime Ceauşescu, chute provoquée par les secteurs les plus réalistes de ce même régime dans la foulée de l’implosion du communisme en URSS et dans les autres anciens satellites. Les membres de la génération de V.I. Stoichiţă, formés à l’ombre et dans le culte des victimes appartenant à l’élite méritante de l’ancien régime, qui avaient su s’imposer grâce à leurs propres mérites dans divers domaines, qui ont su éviter autant que possible de se compromettre avec le régime communiste et se sont abstenus de répondre aux sirènes du nationalisme prôné par Ceauşescu, ont eu un destin plus singulier. Ils étaient a priori les mieux placés pour jouer un rôle de premier temps dans l’œuvre de restauration des valeurs abolies ou dévoyées par la dictature communiste, dans les tentatives de renouer avec le passé précommuniste roumain et de s’aligner sur les standards occidentaux. Tel ne fut pas tout à fait le cas parce que le modus vivendi qu’ils avaient réussi à négocier dans des conditions très difficiles à l’époque communiste allait les empêcher de l’emporter moralement par rapport aux leaders de l’après-1989 issus de la nomenclatura communiste désormais reconvertis à l’économie de marché et à la démocratie parlementaire. Aussi, pour pouvoir participer aux affaires du pays, ont-ils dû se contenter longtemps d’un second rôle. L’accusation d’élitisme portée contre eux allait souvent faire mouche sur le plan politique alors que le populisme de leurs adversaires, qu’ils dénonçaient à leur tour, se révélera d’une redoutable efficacité. Enfin, l’hégémonie sur le plan de la culture et des idées qu’ils exerçaient sans rencontrer de résistance majeure de la part de ceux qui au début des années 1990 poussaient les ouvriers à scander  « Nous travaillons, nous ne réfléchissons pas ! » allait être bousculée par les critiques formulées par des jeunes universitaires, bardés eux aussi de diplômes, en phase avec les formes de radicalisme en vigueur en Occident[3]. Les illusions de l’anticommunisme prôné par les « boyards de la pensée » perdront de leur pouvoir d’attraction sans entamer de quelque manière que ce soit le système d’oligarchie élective géré alternativement par une droite suffisante et une gauche démagogique et conservatrice.

Quelques repères chronologiques

Etabli à l’étranger depuis 1981, V. I. Stoichiţă n’est pas concerné par cette évolution. C’est peut-être la raison pour laquelle son récent témoignage est précieux. Wikipedia (ro) nous indique à son propos qu’il a enseigné à la Faculté des beaux-arts de Bucarest entre 1973 et 1981, après avoir obtenu sa licence à Rome et avant de partir pour l’Allemagne avec une bourse Humboldt. Pendant cette période, il a participé aux séminaires de Păltiniş, autour du philosophe Constantin Noïca (1909-1987, domicile obligatoire entre 1949 et 1958, condamné à 25 ans en 1959, libéré en 1964,  puis chercheur au Centre de logique de Bucarest), en compagnie notamment de Gabriel Liiceanu et d’Andrei Pleşu. C’est ce dernier qui correspond le mieux au parcours existentiel, intellectuel et politique que nous venons d’esquisser à partir du récit de V.I. Stoichiţă. Andrei Pleşu incarne à sa façon la succes story la plus éclatante et largement méritée que cette génération a pu connaître dans l’histoire récente roumaine mais aussi les limites infranchissables auxquelles elle s’est heurtée. Né un an avant V.I. Stoichiţă, en 1948, il a suivi un cursus similaire jusqu’en 1982 : chef de promotion à la Faculté des beaux-arts, chercheur à l’Institut d’histoire de l’art, boursier Humboldt à Bonn entre 1975 et 1977 puis à Heidelberg entre 1983 et 1984. Entre temps, en 1982, il est exclu du Parti communiste auquel il avait adhéré à 19 ans, en 1968, et mis à la porte de l’Institut suite à une sombre histoire de complot ourdi par une mystérieuse secte de la méditation transcendentaliste qui visait surtout les personnes considérées comme incommodes par le pouvoir. Ministre de la Culture du gouvernement Petre Roman en 1990-1991, puis des Affaires étrangères sous la présidence de Constantinescu (élu sur un programme anticommuniste) qui avait succédé à Iliescu (ex-communiste), il est à l’origine de plusieurs initiatives très appréciées, tels le Musée du paysan roumain et l’institut d’études avancées New Europe College destiné aux jeunes chercheurs. Leader d’opinion parfois controversé, véhiculant des idées plutôt de droite mais ouvert au débat, ce personnage a forcé le respect de nombre de ses contemporains parce qu’il est l’un des rares intellectuels réputés à avoir investi la politique afin de réaliser quelque chose de positif. On cerne mieux cependant sa personnalité en consultant les deux mémoires qu’il avait envoyés en 1982 à Ceauşescu pour demander sa réhabilitation :

Depuis 1971, quand j’ai fini mes études, et jusqu’à aujourd’hui je me suis efforcé d’exercer ma profession avec le plus grand sérieux en me mettant, avec toute ma capacité de travail, au service de l’art et de la culture roumaine. J’ai publié un grand nombre d’études et d’articles dans la presse, j’ai réalisé plusieurs séries d’émissions pour la radio et la télévision et je suis l’auteur de trois livres, bien reçus tant par le large public que par les spécialistes. Lors de ma spécialisation, j’ai tenu à Bonn, Düsseldorf et Dortmund plusieurs conférences sur l’art roumain, en estimant que c’était de mon devoir, une affaire d’honneur pour moi, que de la faire connaître et apprécier partout à sa vraie valeur. (…)

Blessé spirituellement par l’anéantissement, le temps d’un instant, de tant d’années d’efforts enthousiastes et par l’annulation de tous mes projets d’avenir (légitimes à mon âge, 33 ans), je m’adresse à vous camarade Secrétaire général, à votre humanité, en vous demandant de réexaminer mon cas, tel qu’il se présente objectivement. Je vous assure que tout ce que je désire est de pouvoir faire la preuve de ma foi, de ma loyauté à l’égard du pays, en participant au processus d’affirmation de nos valeurs sur le plan universel.[4]

Exhibée lors d’une polémique avec son ancien Premier ministre Petre Roman (né en 1946, fils d’un haut dignitaire communiste, ingénieur, chef de sa promotion, doctorat à Toulouse, 1970-1974, proche d’Iliescu pendant les événements de décembre 1989), ces lettres ont jeté un certain froid et alimenté des interprétations contradictoires, comme souvent dans ce genre de situation en Roumanie. La position d’Andrei Pleşu en cette occasion n’a pourtant rien d’étonnant et semble cohérente avec sa démarche avant et après cet « accident » qui a marqué sa carrière. Décidément, on a trop souvent tendance à dramatiser et à spéculer en Roumanie. Il est tout aussi déplacé de voir en lui un « collaborateur de la Securitate » comme le fait Petre Roman qu’un dissident. De la même façon, il est déplacé de traiter Petre Roman de communiste à cause de ses antécédents. On oublie trop souvent que c’est parmi les anciens « camarades » que l’on rencontre les partisans les plus déterminés du libéralisme. Pourtant ainsi vont les choses en Roumanie, ce qui ne manque pas de brouiller les repères. Décidément, dans ce pays, l’« esprit politique », pour paraphraser V.I. Stochiţă, continue de jouer des tours à ceux qui cherchent à y voir plus clair.

Nicolas Trifon

Paris, novembre 2014

 

 



[1] Actes Sud, 2014.
[2] Deux titres méritent d’être signalés sur la question du rapport nostalgique au passé communiste : Sunt o babă comunistă (trad. française Je suis une vieille coco), de Dan Lungu (2008) et Născut în URSS [Né en URSS], 2007, du Moldave Vasile Ernu, véritable best-seller en Roumanie.
[3] Cf. Sorin Adam Matei, Boierii mintii [Les Boyards de la pensée], Bucarest 2004 ;  Iluzia anticomunismului, coord. Vasile Ernu, Costi Rogozanu, Ciprian Siulea, Ovidiu Tichindeleanu, Chisinau, 2008 (cf. compte rendu dans http://balkans.courriers.info/article14234.html).

Des Valaques de Mathias Menegoz aux haïdoucs de Panaït Istrati



 
Intrigué par le titre, un mot nouveau qui sonne assez étrange en français, un peu désuet, puisqu’il renvoie à l’ancienne orthographe des Carpates, Carpathes ou encore Karpathes, mais qui passe bien en fin de compte, j’ai plongé dans la lecture de Karpathia de Mathias Menegoz sans trop savoir au départ si j’irai bien loin. 696 pages c’est beaucoup pour quelqu’un qui ne lit plus que très rarement des romans et qui était engagé sur plusieurs fronts en matière de lecture et écriture en ce moment. A ma grande surprise, je l’ai lu d’un bout à l’autre avec un plaisir tout particulier parce que du même ordre que celui que je devais éprouver vers l’âge de 12-13 ans en lisant Walter Scott ou encore Alexandre Dumas. En effet, Karpathia c’est du Dumas, mais écrit en ce début du XXIe siècle, sur un ton très XXIe siècle soucieux d’éviter toute remarque ou dérive frôlant ce qui peut faire figure de politiquement incorrect à l’égard des femmes, des pauvres, des minorités, etc., ce qui ne manque d’accentuer le décalage avec le contexte très XIXe siècle dans lequel se déroule le périple du personnage central du roman, un jeune noble hongrois, ancien officier de l’empereur, le comte Korvanyi. Héritier d’un vaste domaine, ce dernier quitte Vienne pour se rendre sur ses terres,  à la périphérie d’un Empire en pleine mutation, quelque part en Transylvanie. Une fresque historique, un roman d’aventures, paru dans une maison d’édition réputée surtout pour ses performances en matière d’autofiction et qui compte parmi ses auteurs Emmanuel Carrère et Marie Darrieussecq ou, pour ce qui est des Roumains cette année, Dumitru  Tsepeneag et Mircea Cărtărescu. Donc un roman historique, d’aventures, mais aussi autre chose. Quoi au juste je ăne saurais dire. Après l’avoir lu, je me suis mis à la recherche d’informations sur la question et c’est la déclaration du directeur de P.O.L., Paul Otchakovsky-Laurens, qui m’a semblé fournir l’explication la plus plausible bien que pas entièrement satisfaisante :

« Je n'ai aucune attirance pour le roman historique, qui me paraît relever de la littérature de jeunesse. J'ai donc ouvert le manuscrit avec beaucoup de réticences. Puis, je l'ai lu d'une traite. Etonné, je l'ai soumis à mon entourage, qui a porté le même jugement. En fait, je ne comprends toujours pas vraiment ce qui me plaît tant. » (cité par Eric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 11 septembre 2014).
En cherchant sur le Web, je suis tombé sur une brève allocution filmée de l’auteur qui raconte comment, en visite en Hongrie chez des membres de sa famille, il a voulu pousser plus loin et s’est rendu en Transylvanie où il est tombé sous le charme d’une région montagneuse remplie de mystères.  Enfin, dans un entretien, il évoquait ses ascendants souabes (colons de langue allemande installés par l’Autriche au XVIIIe siècle sur ses terres reprises aux Ottomans et dont des descendants vivent de nos jours en Hongrie et dans le Banat serbe et roumain). Cela peut expliquer, jusqu’à un certain point, pourquoi l’auteur réussit un véritable tour de force en se refusant de trancher à propos du contentieux opposant les Valaques aux Hongrois. A mon goût, la mise en scène de ces communautés qui se côtoient sans jamais se mélanger est l’aspect le plus passionnant du livre loin devant le destin héroïque/tragique du personnage central auquel elle sert de toile de fond. Difficile de dire dans quelle mesure les serfs, les serviteurs, les petits nobles, les paysans et les forains, les fonctionnaires civils et militaires de l’empereur, les Hongrois et les Tsiganes, les Sicules, les Saxons ou les Valaques évoqués reflètent les réalités historiques. L’auteur s’est beaucoup documenté, c’est certain, mais au fur et à mesure que l’on se déplace de Vienne vers l’est les choses deviennent de plus en plus embrouillées. Cela est surtout vrai pour les Valaques, les plus nombreux sur les terres de notre comte, comme dans l’ensemble de la Transylvanie, ces serfs pour la plupart, mais aussi contrebandiers, bandits, moines et autres popes qui devront attendre presque un siècle pour échapper au statut subalterne et prendre leur revanche.

Une chose est certaine, la reconstitution de l’atmosphère et des tensions qui prévalaient en ces temps agités est émouvante et invite le lecteur à se replonger dans un passé révolu mais qui a laissé des traces perceptibles encore de nos jours. Passionné par le détail, l’auteur évite tout jugement de valeur, tout propos malveillant au sujet des mille personnages qu’il met en scène, ce qui constitue un vrai exploit à propos de cette région dans laquelle les stéréotypes dépréciatifs comme valorisants ont la vie dure. Cela étant dit, la reconstitution à laquelle procède l’auteur exige parfois une bonne dose d’imagination, à propos par exemple des Valaques de l’époque sur lesquels on sait pas grand-chose en fin de comptes, sinon qu’ils n’avaient pas droit au titre de nation à l’instar des Sicules, des Hongrois et des Saxons. « Ils étaient non seulement serfs mais aussi membres d’une communauté méprisée à laquelle on ne donnait pas le nom de nation et qui n’avait aucun droit politique en Transylvanie », écrit l’auteur à la page 180.

Si la sympathie de l’auteur  va vers l’ancien officier de l’empereur, aristocrate au-dessus de la mêlée, qui vit et agit dans le culte de l’honneur, les faits et gestes des membres des communautés qui se trouvent sur ses terres et les alentours sont scrutés avec la minutie d’un entomologiste et la froideur d’un fonctionnaire autrichien. On le voit surtout dans l’évocation du monde obscur des mystérieux forestiers valaques, de leur organisation interne, des complots qu’ils ourdissent, de leurs actions vis-à-vis des serfs qu’ils tiennent sous leur coupe tout en les protégeant et en les vengeant contre les nantis. La description réaliste, sans concessions, de ces « forestiers », plus connus dans la région sous le nom de haïdoucs, est bien venue si l’on pense à l’instrumentalisation, à des fins nationalistes surtout, dont ils ont fait l’objet.

Pour une approche plus empathique du monde des haïdoucs, de ceux qui se trouvaient de l’autre côté des Carpates cette fois-ci, le lecteur pourra cependant se reporter au bel ouvrage de Panaït Istrati intitulé Présentation des haïdoucs, réédité par la maison L’échappée, quelques mois après la parution de Karpathia. Dans sa postface, Carmen Oszi cite une confession de l’écrivain d’origine roumaine qui donne le ton de ce livre paru pour la première fois en 1925 :

« Dans la fourmilière humaine, il y a des hommes qui n’ont pas assez de leur propre vie, de leur souffrance, de leur bonheur et qui se sentent vivre toutes les vies de la terre. Mille béatitudes ne les empêchent pas d’entendre un gémissement ; mille douleurs ne peuvent les priver d’une seule joie. Ce sont les hommes-échos : tout résonne en eux (…) Je suis un de ces hommes-là : je suis un haïdouc. » (p. 145).

Décidément, avec Panaït Istrati, les haïdoucs intègrent de plain-pied la galerie des révoltés contre toutes les injustices.

PS Les éditions L’échappée ont également réédité cette année la biographie signée par Monique Jutrin, Panaït Istrati, un chardon déraciné, tandis que les éditions Peter Lang publient Panaït Istrati de A à Z de Dolores Toma. Mathias Menegoz a reçu le prix Interallié 2014 pour Karpathia.

Nicolas Trifon