Disons-le
d’emblée, le titre du livre de Victor Ieronim Stoichiţă, Oublier Bucarest [1], est trompeur, puisque l’auteur du récit, historien
et critique d’art réputé, enseignant aujourd’hui à l’Université de Fribourg, en
Suisse, se souvient avec un plaisir manifeste des années vécues dans la
capitale roumaine, où il est né en 1949. La période couverte va des faux
espoirs suscités par la révolution hongroise de 1956 à l’écrasement du
printemps de Prague, en août 1968, la veille de son départ pour l’Occident (dincolo, en roumain, c’est-à-dire de
« l’autre côté », « au-delà », p. 211), en l’occurrence
l’Italie, grâce à une bourse accordée par le gouvernement de ce pays. Dans un
sens, il s’agit d’un plaisir éprouvé non seulement malgré mais aussi en raison des
situations critiques et à bien des égards dramatiques traversées par la famille
et les proches de l’auteur/narrateur/héros. De ce point de vue, le livre est
original si l’on pense surtout au concert de jérémiades auquel ont donné lieu
tant d’écrits et de mémoires concernant cette période parues après 1989 mais
aussi aux évocations, plus récentes et sur un ton souvent ironique, de la
nostalgie pour la vie menée sous le régime communiste[2].
Le
« petit monde » de V.I. Stoichiţă tel qu’il est décrit dans le livre
appartient à ce que l’on considère couramment en Roumanie comme l’élite de
l’ancien régime (celui qui a précédé l’arrivée des communistes au pouvoir), une
certaine élite, plus précisément, celle fondée en partie tout au moins sur la
mérite. Après 1947, cette catégorie a subi de plein fouet la parodie de lutte
de classe orchestrée par un pouvoir communiste en mal de légitimité. Voici un
exemple parmi tant d’autres, les uns plus édifiants que les autres :
professeur d’anatomie à l’Université de Cluj et auteur de nombreuses études
dans sa spécialité, le grand-père de l’auteur est rétrogradé en 1948 au poste
de laborantin puis emprisonné en 1953, tout cela parce qu’il avait été membre
de la fraction du Parti social-démocrate qui avait refusé de rejoindre le Parti
communiste (p. 40-41). Pour mieux situer l’auteur, rappelons qu’une partie de
sa famille, originaire de Transylvanie, présentait un autre
« handicap » à l’époque communiste. Elle était gréco-catholique,
culte supprimé du jour au lendemain au profit de l’Eglise orthodoxe
« nationale » plus facile à contrôler. Les nombreuses références dans
le récit à l’ancienne province austro-hongroise nous éloignent d’ailleurs de
l’esprit bucarestois dans ce qu’il comporte de balkanique et/ou byzantin.
L’Omama (la grand-mère) de l’auteur, nous rappelle-t-il, « penchait plutôt
vers l’idée des « Etats-Unis de la Grande-Autriche, englobant une
Transylvanie helvétisée » (p. 137)
Pour
l’essentiel, la chronique de V.I. Stoichiţă passe en revue les heurs (avant
l’arrivée des communistes) et les malheurs (après) d’une famille et de son
entourage au parcours exemplaire auxquels il rend hommage. Les anecdotes
narrées et les commentaires, aboutissent à une reconstitution assez fidèle non
seulement de l’atmosphère mais aussi de l’opinion, de la vision du monde, qui
prévalait à l’époque dans ce milieu social. Bien d’autres témoignages le
confirment, le mien y compris pour avoir été confronté à des situations
similaires. Certains détails autobiographiques et l’accent mis sur l’excellence
des personnes chères à l’auteur (son arrière-grand-père était non seulement
médecin mais aussi « général de l’armée royale roumaine, dont il organisa
le système sanitaire au tournant du XXe siècle », p. 37) peuvent agacer le
lecteur mais le ton du livre, qui s’adresse au public francophone, semble
sincère. En tout cas rien ne permet d’affirmer que V.I. Stoichiţă cherche à
réinterpréter ses souvenirs et les sentiments qu’il éprouvait ou l’idée qu’il
se faisait de la situation en ce temps.
Même le communiste de la famille
ne s’en sortait pas vraiment mieux
Les
tableaux dressés, les scènes reconstituées, les histoires de vie rapportées
battent en brèche les stéréotypes et la vision en noir et blanc à propos de la
période dite stalinienne qui, en Roumanie, s’est prolongée au-delà de la mort
de Staline et de la dénonciation de ses crimes par Khrouchtchev au XXe Congrès.
A maintes reprises, l’auteur surprend le lecteur en ménageant une issue aux
situations les plus inextricables et en mettant ainsi en lumière la capacité
des victimes à l’emporter d’une manière ou d’une autre ou encore en
pointant les conséquences inattendues du règne de l’arbitraire qui pouvaient se
retourner contre ceux-là même qui en étaient les responsables. Par ailleurs, il
trouve les mots justes pour évoquer une période sur laquelle on a tendance à
faire impasse depuis la chute du communisme et sa condamnation en bloc, à
savoir la période des ouvertures opérées par le régime entre 1964 et 1968.
L’histoire
personnelle du prof d’anglais de l’auteur est effarante : arrêté en 1949, à
dix-neuf ans, pour avoir collé les affiches d’un parti (libéral) déjà sorti de
la circulation, il fut libéré en 1964. « Il avait l’air tout à fait
normal, si ce n’était pas sa pâleur », se souvient l’auteur, lorsqu’il
fait sa connaissance, quelques mois après sa libération (p. 186). Mais la
prison, rappelle-t-il avec une certaine fierté, c’était aussi une
« super-université » en ce temps. C’est là que son prof avait acquis
son bel accent oxfordien et appris en détail la trame de toutes les tragédies
de Shakespeare sans pourtant ne jamais les avoir lues » (p. 188).
Vraisemblablement, cette « culture orale et clandestine » acquise et
transmise par les rescapés des geôles surpeuplées par des intellectuels
prestigieux a joué un rôle considérable dans la formation intellectuelle du
futur historien d’art. En effet, on débattait aussi des idées de saint
Augustin, Kant, Heidegger, Cioran ou Noïca lors de ces leçons d’anglais (p.
191).
Le goût
de l’auteur pour les Beatles faisait partie des motivations qui expliquent son
intérêt pour les cours privés d’anglais. Bannie des ondes, cette musique
« occidentale » est très prisée par les jeunes qui se la procurent
par les réseaux parallèles et organisent en privé des soirées rock. La musique
et la danse ne sont pas les seuls domaines dans lesquels ceux qui savent s’en
donner les moyens sont en phase avec l’Occident. Dans la famille de l’auteur,
on lit aussi par exemple des livres interdits tel le Docteur Jivago du prix Nobel 1957.
Médecin
et chercheur scientifique (p. 14), sa mère se met en quatre pour s’en sortir,
achète du lait le matin, fait les courses, prépare des conserves pour l’hiver (p.
34), aide les proches de ceux qui avaient été arrêtés, se montre prête à vendre
un « Gallé, cadeau de noces des Negresco, pour payer un préparateur » (p. 255),
mais tous ces efforts ne sont pas vains, le rang est tenu, l’honneur sauvé, et,
par exemple, l’auteur passe avec succès le concours très difficile d’admission
aux Beaux-Arts, puis obtient une bourse pour l’Italie.
Somme
toute, même le communiste de la famille, le frère de sa grand-mère dont
l’engagement remontait aux études suivies à Paris dans les années 1920 et qui
occupait une fonction « officielle » au sein du nouveau régime
roumain ne s’en sortait pas vraiment mieux. Le Parti lui avait octroyé une
belle garçonnière, 1re catégorie, mais il prenait ses repas chez sa
sœur, réduite à tenir une petite pension (2 lei la Knödelsuppe, 3,50 lei le
Wienerschnitzel…), et n’hésitait pas à s’humilier en protestant de sa bonne foi
communiste dans une lettre envoyée au « camarade ministre » pour
solliciter de menus avantages (p. 54-67).
Autre
détail fourni par l’auteur qui en dit long sur la situation. Si les logements
de sa famille à Cluj et Sibiu avaient été confisqués, occupés, nationalisés,
ils se retrouvaient à leur tour dans un logement dont le propriétaire avait été
exproprié. L’appartement dans lequel ils s’entassaient à Bucarest avait été
obtenu grâce à l’intervention d’un personnage important du régime auquel son
père avait rendu auparavant un service en le guérissant d’un ulcère duodénal
chronique. Il avait appartenu à un général de l’armée de l’ancien régime qui
s’était enfui à l’étranger (p. 11-12).
A l’approche de 1968
La roue
a commencé tourner vers 1964, quand la ville s’est soudainement « remplie
de revenants », les prisonniers politiques qui venaient d’être libérés
aussi soudainement qu’ils avaient été arrêtés à la fin des année 1940. A partir
de cette date, l’étau se desserre petit à petit, et l’auteur passe en revue les
nouvelles opportunités qui se présentaient désormais aux anciens proscrits ou
tout simplement à des personnes méritantes ne faisant plus nécessairement
partie du Parti communiste (p. 251). En 1967-1968 les choses
s’accélèrent :
Nourris jusqu’alors de classiques
censurés, l’avalanche des « modernes » déconcertait : Camus,
Sartre, Ionesco (expressément interdit les années précédentes), Kafka, Joyce…
Et le cinéma japonais (La femme des sables de Hiroshi Teshigahra), et la
nouvelle vague française, et les Felini (…) On n’en croyait pas nos yeux, et la
seule crainte était … que cela finisse. (p. 255)
Cela
n’empêche pas l’auteur d’adopter une attitude réservée pendant et au lendemain
les événements de 1968 : l’écrasement du printemps de Prague et la
condamnation de l’intervention soviétique par Ceauşescu qui atteint à cette occasion le sommet de sa
popularité :
C’était
en 1968. Partout en Europe, les étudiants bougeaient. Les nôtres aussi, mais au
ralenti. Comme d’habitude, on attendait que les grands changements viennent
d’ailleurs. Cet « ailleurs », pour nous, c’était Prague. On en
parlait beaucoup, et notre regard sur le pays voisin était plein d’espoir, mais
plus contemplatif qu’actif, car la vie estudiantine suivait encore les anciens
sillages, tandis que l’espoir, lui, était souterrain. Je remarquais vite la
force persistante d’une schizophrénie politique qui ne ménageait personne, mais
que certains assumaient avec volupté. Il y avait des collègues s’orientant
rapidement vers des postes de responsabilité dans l’association des étudiants communistes,
ce qui leur garantissait des avantages, surtout au moment de la fameuse
« répartition », à la fin de la scolarité. Dans les réunions de
l’Association régnait la plus répugnante des langues de bois possibles, et
aucun vent de renouveau ne se faisait sentir. On pouvait être un peu surpris
(si on était naïf) en réalisant que les mêmes étudiants étaient ceux qui
lisaient avec le plus d’intérêt les livres de Soljénitsine (interdit) ou
d’Orwell (interdit lui aussi) et qui se passaient en sous-main les derniers 33
tours de Joan Baez, la diva pleurnicheuse des soixante-huitards américains.
C’était évident, nous manquions d’esprit politique. (p. 277)
La belle revanche des nantis
déchus
Comment
interpréter la position de l’auteur et de ses proches appartenant aux
générations plus âgées dont il se fait non seulement le chroniqueur mais aussi
le porte-parole, comment expliquer sa position par rapport aux changements
survenus ultérieurement ?
En
reconstituant le discours familial dans les années 1950, qui l’a accompagné
jusqu’à la maturité, V.I. Stoichiţă suggère un élément de réponse :
La
vie va de l’avant, et elle doit aller de l’avant. Mais quel genre de vie ?
L’égalité, en elle-même, est bonne, mais soyons lucides : elle ne pourra
pas triompher. Les nouveaux maîtres feront de nouveaux esclaves. Et la
soi-disant égalité sera seulement pour ces derniers. (p. 108)
On ne
saurait cependant en rester à ce discours qui n’a rien d’étonnant dans un pays
où « certains étaient plus égaux que d’autres ». Il est trop vague et
contient davantage de questions que de réponses. Pour caractériser la démarche
qui semble caractériser le petit monde du héros de ce récit, son auteur et ses
proches il y a presque un demi-siècle il faut davantage. La quatrième de
couverture du livre parle de la « posture résiliente » du narrateur.
Cette piste mérite d’être prise en compte. En effet, la description très
vivante et réaliste de cet auteur, les propos rapportés et les commentaires de
l’auteur lui-même permettent de saisir le modus
vivendi patiemment forgé par les victimes des abus du régime appartenant
aux anciennes élites devant les adversités auxquelles ils avaient été
confrontées. De ce point de vue, à regarder de plus près, le récit est avant
tout positif, et on peut estimer que les anciens nantis ont fini par prendre
une belle revanche par rapport au sort injuste qui leur avait été réservé. Les
ouvertures qui s’en sont suivies n’ont pu que les conforter, même si elles ont
été de courte durée, ils ont su en tirer profit.
La remarque
qui figure en guise de conclusion du passage cité plus haut indiquecependant
les limites de cette démarche de l’auteur, de ses proches, de son milieu
social : « C’était évident, nous manquions d’esprit politique. »
Un modus vivendi ambigu
Telle
qu’elle ressort du récit, la vision du monde de l’auteur et de ses proches
apparaît sous le signe d’une triple absence. On cherche en vain un
questionnement à propos du milieu social dont provient l’auteur et auquel il
voue un véritable culte. Il en va de même pour d’éventuelles considérations sur
le rôle que des facteurs autres qu’extérieurs, l’URSS et le Parti communiste
roumain, auraient pu jouer dans le fonctionnement du régime en place. Même
topographiquement, le petit monde du narrateur est parfaitement circonscrit, le
centre de Bucarest, coupé du reste, et ne cherchant pas le contact. Enfin, plus
étonnant encore, aucun personnage du récit n’est porteur d’une révolte à
proprement parler, c’est-à-dire contre les injustices effectives générées par
le nouveau régime politique. On sent le mépris, le dégoût devant l’absurdité de
la situation, mais l’injustice, celle qui se donne à voir concrètement, n’est
pas interrogée. Elle va de soi. Sans doute était-il sous-entendu que ce régime
était injuste, mais il est perçu avant tout comme un corps étranger et s’est
sur son absurdité que l’accent est toujours mis. Dans le contexte de l’époque
marqué souvent par l’arbitraire, où le pouvoir s’arrogeait le monopole du
discours critique, une telle vision et attitude empreintes de fatalisme
est compréhensible, certes, mais jusqu’à un certain point. Dans un sens le modus vivendi construit dans ce milieu
social repose sur cette triple absence. Ceci ne manquera pas de peser par la
suite sur le cours de l’histoire roumaine.
En
effet, c’est justement en pointant les injustices, telles qu’elles se donnaient
à voir, grâce aux brèches du système, à ses contradictions, revirements, etc.,
que la contestation, la revendication sociale et la dissidence s’affirmeront à
partir de la fin des années 1960. Or elles ont été très faibles en Roumanie.
Pratiquement, des personnages comme le dissident Paul Goma et l’ouvrier Vasile
Paraschiv font figure d’exception. Eux-mêmes mais aussi leurs vues et les
revendications dont ils étaient les porteurs joueront donc un rôle marginal
dans la période qui a suivi la chute du régime Ceauşescu, chute provoquée par
les secteurs les plus réalistes de ce même régime dans la foulée de l’implosion
du communisme en URSS et dans les autres anciens satellites. Les membres de la
génération de V.I. Stoichiţă, formés à l’ombre et dans le culte des victimes
appartenant à l’élite méritante de l’ancien régime, qui avaient su s’imposer
grâce à leurs propres mérites dans divers domaines, qui ont su éviter autant
que possible de se compromettre avec le régime communiste et se sont abstenus
de répondre aux sirènes du nationalisme prôné par Ceauşescu, ont eu un destin
plus singulier. Ils étaient a priori les mieux placés pour jouer un rôle de
premier temps dans l’œuvre de restauration des valeurs abolies ou dévoyées par
la dictature communiste, dans les tentatives de renouer avec le passé
précommuniste roumain et de s’aligner sur les standards occidentaux. Tel ne fut
pas tout à fait le cas parce que le modus
vivendi qu’ils avaient réussi à négocier dans des conditions très
difficiles à l’époque communiste allait les empêcher de l’emporter moralement par rapport aux leaders de
l’après-1989 issus de la nomenclatura communiste désormais reconvertis à
l’économie de marché et à la démocratie parlementaire. Aussi, pour pouvoir
participer aux affaires du pays, ont-ils dû se contenter longtemps d’un second
rôle. L’accusation d’élitisme portée contre eux allait souvent faire mouche sur
le plan politique alors que le populisme de leurs adversaires, qu’ils
dénonçaient à leur tour, se révélera d’une redoutable efficacité. Enfin,
l’hégémonie sur le plan de la culture et des idées qu’ils exerçaient sans
rencontrer de résistance majeure de la part de ceux qui au début des années
1990 poussaient les ouvriers à scander « Nous travaillons, nous ne réfléchissons
pas ! » allait être bousculée par les critiques formulées par des
jeunes universitaires, bardés eux aussi de diplômes, en phase avec les formes
de radicalisme en vigueur en Occident[3].
Les illusions de l’anticommunisme prôné par les « boyards de la
pensée » perdront de leur pouvoir d’attraction sans entamer de quelque
manière que ce soit le système d’oligarchie élective géré alternativement par
une droite suffisante et une gauche démagogique et conservatrice.
Quelques repères chronologiques
Etabli à
l’étranger depuis 1981, V. I. Stoichiţă n’est pas concerné par cette évolution.
C’est peut-être la raison pour laquelle son récent témoignage est précieux.
Wikipedia (ro) nous indique à son propos qu’il a enseigné à la Faculté des
beaux-arts de Bucarest entre 1973 et 1981, après avoir obtenu sa licence à Rome
et avant de partir pour l’Allemagne avec une bourse Humboldt. Pendant cette
période, il a participé aux séminaires de Păltiniş, autour du philosophe Constantin
Noïca (1909-1987, domicile obligatoire entre 1949 et 1958, condamné à 25 ans en
1959, libéré en 1964, puis chercheur au
Centre de logique de Bucarest), en compagnie notamment de Gabriel Liiceanu et
d’Andrei Pleşu. C’est ce dernier qui correspond le mieux au parcours existentiel,
intellectuel et politique que nous venons d’esquisser à partir du récit de V.I.
Stoichiţă. Andrei Pleşu incarne à sa façon la succes story la plus éclatante et largement méritée que cette
génération a pu connaître dans l’histoire récente roumaine mais aussi les
limites infranchissables auxquelles elle s’est heurtée. Né un an avant V.I.
Stoichiţă, en 1948, il a suivi un cursus similaire jusqu’en 1982 : chef de
promotion à la Faculté des beaux-arts, chercheur à l’Institut d’histoire de
l’art, boursier Humboldt à Bonn entre 1975 et 1977 puis à Heidelberg entre 1983
et 1984. Entre temps, en 1982, il est exclu du Parti communiste auquel il avait
adhéré à 19 ans, en 1968, et mis à la porte de l’Institut suite à une sombre
histoire de complot ourdi par une mystérieuse secte de la méditation
transcendentaliste qui visait surtout les personnes considérées comme
incommodes par le pouvoir. Ministre de la Culture du gouvernement Petre Roman
en 1990-1991, puis des Affaires étrangères sous la présidence de Constantinescu
(élu sur un programme anticommuniste) qui avait succédé à Iliescu
(ex-communiste), il est à l’origine de plusieurs initiatives très appréciées, tels
le Musée du paysan roumain et l’institut d’études avancées New Europe College
destiné aux jeunes chercheurs. Leader d’opinion parfois controversé, véhiculant
des idées plutôt de droite mais ouvert au débat, ce personnage a forcé le
respect de nombre de ses contemporains parce qu’il est l’un des rares
intellectuels réputés à avoir investi la politique afin de réaliser quelque chose
de positif. On cerne mieux cependant sa personnalité en consultant les deux
mémoires qu’il avait envoyés en 1982 à Ceauşescu pour demander sa
réhabilitation :
Depuis
1971, quand j’ai fini mes études, et jusqu’à aujourd’hui je me suis efforcé
d’exercer ma profession avec le plus grand sérieux en me mettant, avec toute ma
capacité de travail, au service de l’art et de la culture roumaine. J’ai publié
un grand nombre d’études et d’articles dans la presse, j’ai réalisé plusieurs
séries d’émissions pour la radio et la télévision et je suis l’auteur de trois
livres, bien reçus tant par le large public que par les spécialistes. Lors de
ma spécialisation, j’ai tenu à Bonn, Düsseldorf et Dortmund plusieurs
conférences sur l’art roumain, en estimant que c’était de mon devoir, une
affaire d’honneur pour moi, que de la faire connaître et apprécier partout à sa
vraie valeur. (…)
Blessé
spirituellement par l’anéantissement, le temps d’un instant, de tant d’années
d’efforts enthousiastes et par l’annulation de tous mes projets d’avenir
(légitimes à mon âge, 33 ans), je m’adresse à vous camarade Secrétaire général,
à votre humanité, en vous demandant de réexaminer mon cas, tel qu’il se
présente objectivement. Je vous assure que tout ce que je désire est de pouvoir
faire la preuve de ma foi, de ma loyauté à l’égard du pays, en participant au
processus d’affirmation de nos valeurs sur le plan universel.[4]
Exhibée
lors d’une polémique avec son ancien Premier ministre Petre Roman (né en 1946,
fils d’un haut dignitaire communiste, ingénieur, chef de sa promotion, doctorat
à Toulouse, 1970-1974, proche d’Iliescu pendant les événements de décembre
1989), ces lettres ont jeté un certain froid et alimenté des interprétations
contradictoires, comme souvent dans ce genre de situation en Roumanie. La
position d’Andrei Pleşu en cette occasion n’a pourtant rien d’étonnant et
semble cohérente avec sa démarche avant et après cet « accident » qui
a marqué sa carrière. Décidément, on a trop souvent tendance à dramatiser et à
spéculer en Roumanie. Il est tout aussi déplacé de voir en lui un
« collaborateur de la Securitate » comme le fait Petre Roman qu’un
dissident. De la même façon, il est déplacé de traiter Petre Roman de
communiste à cause de ses antécédents. On oublie trop souvent que c’est parmi
les anciens « camarades » que l’on rencontre les partisans les plus
déterminés du libéralisme. Pourtant ainsi vont les choses en Roumanie, ce qui
ne manque pas de brouiller les repères. Décidément, dans ce pays, l’« esprit
politique », pour paraphraser V.I. Stochiţă, continue de jouer des tours à
ceux qui cherchent à y voir plus clair.
Nicolas
Trifon
Paris,
novembre 2014
[1] Actes Sud, 2014.
[2] Deux titres méritent d’être
signalés sur la question du rapport nostalgique au passé communiste : Sunt o babă comunistă (trad. française Je suis une vieille coco), de Dan Lungu
(2008) et Născut în URSS [Né en URSS],
2007, du Moldave Vasile Ernu, véritable best-seller en Roumanie.
[3] Cf. Sorin Adam Matei, Boierii mintii [Les Boyards de la pensée],
Bucarest 2004 ; Iluzia anticomunismului, coord. Vasile Ernu, Costi Rogozanu, Ciprian Siulea,
Ovidiu Tichindeleanu, Chisinau, 2008 (cf. compte rendu dans http://balkans.courriers.info/article14234.html).
[4] Ces mémoires sont disponibles en roumain sur la
Toile : http://cititordeproza.ning.com/group/cesedezbateinrepublicacititordeproza/forum/topics/scrisorile-lui-andrei-plesu